La grande époque des Offices des Ténèbres

De Lamentations de Jérémie.

On a beaucoup dit sur le déroulement des cérémonies religieuses. Comme dans toutes cérémonies, celles des Ténèbres n'étant pas exclues, les traditions cléricales donc musicales ont été longtemps tenaces ? Elles ont encore une empreinte très forte aujourd'hui. Il est vrai aussi que, depuis l'origine de la polyphonie, les innovations et les pratiques musicales sont en constantes recherches évolutives, dépassant en rivalités malgré les contraintes imposées par le Concile de Trente qui avaient tenté de les régenter. La nature humaine finalement l'emporte toujours sur le spirituel comme si une déviation était toujours possible ou inévitable, comme si un recentrage permanent était inéluctable.

Depuis longtemps, la prima prattica a les faveurs de l'Église catholique à cause de sa gravité (gravitas) qui permettait de favoriser la dévotion (devotio). C'était le sens de la musique grégorienne développé au cours des siècles.

Pourtant, dès le IIIe siècle, Jean-Laurent Lecerf de la Viéville de Fresneuse se pose la question dans son article V de savoir si l'usage de la Musique dans les Eglises est utile ou contraire à la pieté des Chrétiens. Durant les trois premiers siécles du Christianisme, persecutez qu'étoient les Fidéles, & réduits à célébrer leurs Mysteres dans des Caves, ou dans des antres, ils ne pouvoient pas avoir de Musique ; & attachez à un culte trés uni, ils n'en auroient peut-être pas goûté l'usage. Lorsque Constantin eût donné la paix à l'Eglise, qu'elle fut devenuë riche & florissante, & que voulant ressembler à David qui se vantoit d'avoir aimé la pompe de la maison du Seigneur, la Musique s'introduisit dans la célébration de nos Mystères ; premierement à Constantinople, & puis à Alexandrie, ou saint Athanase établit des Chœurs nombreux de Musiciens. Véritablement ce que Socrate ajoûte, ne nous est pas favorable. Saint Athanase remarqua que les Chrétiens de son troupeau s'amolissoient par ces chants délicats & recherchez, que les mœurs alloient peu à peu au relâchement. Il chassa les Musiciens, & fit reprendre l'ancienne Psalmodie, qu'il rendit même plus simple encore ; en sorte qu'en recitant les Pseaumes, on paroissoit plûtôt parler, que chanter ; cependant, la Musique avoit déjà passé dans les grandes Eglises d'Occident, à Rome, à Milan, &c.#1

Ces déviations, on les constate encore au XIIe siècle, puisque Jean de Salisbury, philosophe scolastique et évêque de Chartres, s'étonnait de la musique raffinée à l'excès dans son église. C'est ce qui apparaît dans une page du Polycratique#2 où il signale la musique théâtrale qui faisait alors fureur jusque dans le sanctuaire. Jean de Salisbury avait été longtemps à Chartres comme élève, avant d'y revenir comme évêque, et il n'est pas impossible qu'il vise, dans ce passage, notre église. Il ajoute qu'un fondateur de religieuses, pour éviter cette mollesse dans le plain chant et le déchant, ordonna à ses filles de ne pas chanter les psaumes, mais de les réciter.

En 1139, un décret d'Innocent II (Grat., caus. XVIII, q. II, c. 25), qui deviendra le § 2 du canon 1264 consacré à la musique d'église, défend aux moniales, qui se permettaient beaucoup de libertés, d'entrer dans les chœurs de chanoines ou de moines pour chanter avec eux dans l'église.

En 1324-25, le pape français d'Avignon Jean XXII relève aussi des déviations graves et condamne les démesures entendues dans la musique religieuse dans la décrétale Docta Sanctorum Patrum : Mais certains disciples de la nouvelle école, s'appliquant à mesurer les temps, inventent de nouvelles notes, les préférant aux anciennes. Ils chantent les pièces ecclésiastiques avec des semi-brèves et des minimes, et brisent ces mélodies à coup de notes courtes. Ils coupent ces mélodies par des hoquets, les souillent de leur déchant, vont même jusqu'à les "farcir" de triples et de motets en langue vulgaire, ce faisant, perdant de vue les fondements de l'antiphonaire et du graduel, ils méconnaissent les tons qu'ils ne distinguent plus distinguer, mais confondent au contraire, sous un déluge de notes, obscurcissent les pudiques ascensions et les retombées du plain-chant, au moyen desquelles les tons eux-mêmes se distinguent les uns des autres. Ainsi, ils courent sans se reposer, ils enivrent les oreilles sans les apaiser, ils miment par des gestes ce qu'ils profèrent et, par tout cela, la dévotion recherchée est moquée et la volupté étalée#3 [...] C'est pourquoi, ayant pris conseil de nos frères, nous ordonnons que personne désormais n'ose perpétrer de telles choses ou de semblables dans lesdits offices, particulièrement dans les heures canoniales et la célébration des messes#4 [...].

Ce décret resta sans effets comme le montre la suite des événements mais ce n'était pas la critique de l'Ars nova qui était recherchée, c'était le souci de pastorale pour s'attacher la dévotion des fidèles qui était visée. Comme le souligne Olivier Cullin dans son ouvrage Laborintus#5, c'est la relation de la musique au Verbe qui est posée et comment celle-ci peut ou non favoriser la piété. Le Verbe est au cœur de toute la liturgie. Il est hors de question que son intelligibilité puisse être perturbée par trop de musique.

Ce problème sera régulièrement rappelé au fil des siècles à cause des déviations incessantes impulsées par l'évolution de l'art pictural, sculptural ou musical.




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1. Comparaison de la musique italienne et de la musique françoise Où, en examinant en détail les avantages des Spectacles, & le mérite des Compositeurs des deux nations, I-III, Jean-Laurent Lecerf de la Viéville de Fresneuse, Editions Minkoff, Genève, 1972, p. 87.
2. Polycratique I. 6. Pat. Lat. t. 199, col. 402.
3. Sed nonnulli novellae scholae discipuli, dum temporibus mesurandis invigilant, novis notis intendunt, fingere suas quam antiquas cantare malunt, in semibreves et minimas ecclesiastico cantatur, notulis percutiuntur. Nam melodias hoquetis intersecant, discantibus lubricant, triplis et motetis vulgaribus nonnunquam inculcant adeo, ut interdum, antiphonarii et gradualis fundamenta despiciant, ignorent super quo aedifîcant, tonos nesciant quos non discernunt, immo confundunt, quum ex earum multitudine notarum adscensiones pudicae, descensionesque temperatae, Plani cantus, quibus toni ipsi sercernuntur ad invicem, obfuscentur Currunt enim, et non quiescunt; aures inebriant, et non medentur; gestibus simulant quod depromunt, quibus devotio quaerenda contemnitur, vitanda lascivia propalatur.
4. Quod circa de ipsorum fratrum consilio distincte praecipimus, ut nullus deinceps talia vel his similia in dictis officiis, praesertim horis canonicis, vel quum missarum solennia celebrantur, attentare praesumat.
5. Laborintus, Essais sur la musique au Moyen Âge, Olivier Cullin, Les chemins de la musique, Fayard, Paris, 2004.

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