Un témoignage français d'un voyage en Italie au début du XIXe siècle
De Lamentations de Jérémie.
A. de Villeneuve rapporte dans son ouvrage Voyage en zigzags dans l'Italie centrale en 1808-09 que pendant la durée du Carême, arrive dans Rome un contingent extraordinaire d'étrangers. Il me faudrait [dit-il] la moitié d'un volume pour nommer seulement les touristes de premier ordre qui veulent, par piété ou simple curiosité, assister aux grandes et saintes cérémonies de la Grande-Semaine#1.
La Semaine-Sainte, ou Grande-Semaine, ou Semaine des Douleurs, est le temps de la moisson pour le commerce de Rome, car parmi les milliers de personnes que l'on rencontre dans les rues et sur les places, il se trouve un nombre considérable de curieux venus de loin. Parmi ces derniers, l'immense majorité appartient à la religion réformée. On remarque spécialement les Anglais.
C'est que les cérémonies de la Semaine-Sainte sont un spectacle, mais un spectacle pieux, émouvant, admirable et sacré, qui remplit l'âme d'un sentiment dont on conserve à jamais le souvenir. Luthériens, calvinistes, anglicans, eux aussi subissent cette suave influence, eux surtout, car, dans leur religion, tout est froid, glacial et compassé. Ils semblent avoir peur d'en trop faire pour Dieu !
Dès le mercredi qui suit le Dimanche des Rameaux, la Chapelle-Sixtine du Vatican semble se couvrir d'un crêpe funèbre. A trois heures de l'après-midi commence l'office des Ténèbres. Les treize lumières blafardes, qui sont disposées sur un triangle, sont allumées, et, après que chaque lamentation du prophète Jérémie a été exécutée par quatre voix aux accents mélancoliques, une de ces lumières est éteinte.
Rien de triste, et pourtant de vibrant, comme cette longue plainte qui va se perdre sous les voûtes du sanctuaire et des galeries voisines."#2
Puis A. de Villeneuve enchaîne avec le Stabat Mater de Palestrina avant d'aborder très brièvement les fêtes de la Passion qui débutent le Jeudi-Saint. Mais il ne fait qu'un simple rappel de la cérémonie des lamentations en ces termes : Dans l'après-midi, les jardins du Vatican et le Musée, la merveille des merveilles, sont ouverts au public. Puis, vers trois heures, office des ténèbres, comme la veille.#3
Puis voici venu le Vendredi Saint !. Pas de trace du récit des lamentations. A. de Villeneuve s'est reporté directement au Miserere qui clôt habituellement les Laudes après les Matines. C'est alors sous la voûte merveilleuse de la Chapelle-Sixtine que se chante le fameux Miserere, d'Allegro, à grand orchestre, et quel orchestre ! ainsi que le Stabat, de Boïno. A mesure que la musique et les chanteurs avancent dans le psaume de la pénitence, les cierges s'éteignent. On n'entrevoit plus qu'à demi ces ministres de la colère de Dieu que produit la grande taille du Jugement.#4
Il faut avoir entendu ces voix incomparables d'artistes, d'abord faibles et gémissantes, s'élever graduellement jusqu'aux sanglots, puis s'éteindre comme un dernier soupir de mourant, pour se rendre compte de l'indicible émotion qui gagne toute l'assistance, et arrache des larmes même aux plus indifférents. Il arrive que des dames s'évanouissent lorsque ces voix, expirant peu à peu, tout semble s'anéantir sous la main de l'Eternel. En cet instant, on ne serait pas étonné d'entendre retentir la trompette du Jugement terminal.
- 1. Voyage en zigzags dans l'Italie centrale. A. de Villeneuve, Eugène Ardant & Cie, Editeurs, Limoges, 1810, p. 205.
- 2. Op. cit. pp. 210-211.
- 3. Op. cit. p. 214.
- 4. Le Jugement de Michel-Ange qui figure dans la Chapelle-Sixtine.