La Semaine sainte de Celler en 1863

De Lamentations de Jérémie.

Lors de son voyage qu'il fit à Rome, en 1863, à l'occasion de la Semaine sainte, et spécialement pour elle, Ludovic Celler#17 relate en quelques pages ses impressions qu'il consigne dans une série consacrée au Tour du monde. Dès les premières pages, il indique qu'il n'est ici [à Rome] que pour la Semaine sainte et qu'il ne s'occupera pas d'autre chose. Il ajoute : Je me suis renseigné sur les précautions à prendre. Il faut, pour les dames, des billets de tribune, dits billets d'ambassade, qu'on trouve chez les banquiers et dont les ambassades manquent généralement quand les jours saints sont proches ; les dames doivent être vêtues en noir, en cheveux, avec un voile sur la tête : les hommes, en noir, en habit, gants blancs, tenue de noce ou d'enterrement […] Il est nécessaire d'acheter un Diaro Romano ou almanach… indiquant l'ordre et l'heure des cérémonies. Cette réflexion préfigure déjà une grande affluence et un spectacle hors du commun.

Vient ensuite le déroulement des cérémonies du Mercredi saint : Assister aux Ténèbres du Vatican est une véritable campagne, et toutes les organisations ne sont pas capables de supporter une semblable fatigue. Mais procédons par ordre.

Comme les Ténèbres de la Sixtine ne commençaient que vers quatre heures de l'après-midi, j'employai ma matinée à me renseigner sur ce que c'était que Ténèbres et sur la musique que l'on y exécute. […]

On doit bien distinguer les psaumes, les leçons, les antiennes, les répons et les lamentations […] Les leçons se rapprochent un peu des psaumes ; c'est une lecture de texte sacré, sur un seul ton, généralement d'un mouvement plus vif que les psaumes ; la fin de chaque période est modulée, et selon le caractère et le sens de la phrase, la cadence est différente; elle affecte une allure affirmative, négative, interrogative, marquée par une forme musicale traditionnelle. […]

Le texte [des lamentations] est le plus souvent celui de Jérémie ; et […] les lamentations sont ordinairement, à la Sixtine, en musique moderne, et par ce mot j'entends la musique de l'époque de Palestrina. Une des choses les plus curieuses de ces lamentations, c'est que les chanteurs chantent, comme paroles du texte, le titre des chapitres et les numéros des versets.

Un des grands caractères qui distinguent aussi les variétés de cette musique de la Sixtine, c'est la manière dont la phrase finale est écrite ; il faut bien distinguer sur quel degré se fait la cadence. Souvent la forme de cette cadence ne cadre pas avec les habitudes de nos oreilles remplies par la sonorité moderne, et, de cette éducation que chacun reçoit à son insu, vient en grande partie le peu de sympathie de la majorité du public pour cette musique du plain-chant.

Celler n'était venu à Rome que pour écouter le Miserere d'Allegri : mais à Ténèbres, le public ne voit guère qu'une chose, n'attend qu'une chose : le Miserere, qui s'exécute à la fin ; or, avant le Miserere, il y a toujours trois psaumes avec trois antiennes, des leçons, trois lamentations avec répons ; puis le Benedictus et le Christus factus est. Les personnes qui n'ont pas étudié cette musique religieuse ont la tête très-fatiguée par cette longue série de morceaux appartenant à un système musical en dehors de leurs habitudes.

Mais il regrette de ne pouvoir se diviser en plusieurs morceaux intelligents pour assister en même temps à plusieurs cérémonies ; ainsi aujourd'hui, il y avait ténèbres à Saint-Pierre en même temps qu'à la Sixtine. Je remis Saint-Pierre à vendredi, et vers trois heures je me dirigeai vers le Vatican.

Et tout au long de son récit, toujours cette description obsessionnelle du spectacle qui se présente à lui : sur la route, j'étais dépassé par les voitures des hauts personnages en tenue de gala; les carrosses sont rouges et or, richement décorés; les glaces en sont grandes et laissent apercevoir au dedans les cardinaux en grand costume ; avec eux, se tiennent leur secrétaire et leur caudataire#18 […]

Ensuite, il se rend à Ténèbres : tous les bancs sont combles, la Sixtine est relativement petite et ne peut suffire à contenir tous les voyageurs, qui tous veulent entendre le Miserere. La foule est si compacte au dedans de la chapelle que des généraux en grand uniforme, des fonctionnaires connus, dont les places sont gardées réglementairement, aiment mieux renoncer à gagner leurs bancs que de traverser l'épaisse cohue qui oppose à toute invasion une force d'inertie invincible. […]

Le moment du Miserere approchait et la Sixtine, à peine éclairée, avait un aspect des plus mystérieux. Ce fut dans cette penombre que commença le Miserere d'Allegri, composition renommée, et dont le sentiment dramatique, sans être pour nous aussi puissant que certaines œuvres modernes […], est très-imposant. Je n'ai pas trouvé l'exécution aussi remarquable que je m'y attendais ; mais, dans la chaleur épouvantable, au milieu de laquelle les chanteurs de la chapelle papale faisaient entendre leurs voix, était-il possible qu'ils réussissent mieux ? L'effet, au reste, est très-beau ; mais il ne vient pas de la musique seule ; le cadre de la chapelle, la situation, et jusqu'à l'attente qui a précédé, tout donne à la musique une grande importance et augmente l'impression de ce morceau célèbre, qui a résisté à plus de deux siècles écoulés ; depuis qu'il a été écrit, il a toujours été exécuté une fois chaque année, dans l'un des trois jours ; mercredi, jeudi ou vendredi de la Semaine sainte. […]

Son récit se poursuit avec son assitance aux Ténèbres de Saint-Pierre, le Vendredi saint : les Ténèbres, qui commençaient à la chapelle dite des chanoines, avaient attiré beaucoup de monde ; il était impossible de pénétrer dans la chapelle même ; la grille qui la sépare du bas-côté de la Basilique avait été faussée par les efforts des voyageurs qui cherchaient à entrer afin de mieux entendre. Il est vrai qu'entendre était difficile ; et cependant, si chacun l'eût voulu, les, chœurs de la chapelle de Saint-Pierre auraient pu aisément être entendus de l'autre côté de la Basilique ; il eût fallu pour cela, du silence, de la tenue et du recueillement. […]

Je réussis à pénétrer dans la foule qui obstruait la grille de la chapelle des chanoines, et j'écoutai pendant quelque temps l'exécution des Lamentations ; je ne pus malheureusement y demeurer aussi longtemps que je l'aurais désiré ; la chaleur y était réellement intolérable ; je pus néanmoins me rendre compte de la manière dont aujourd'hui la chapelle de Saint-Pierre exécute cette musique. Chaque lamentation était divisée en deux parties ; la première dite par un soprano (du moins dans celle que j'ai entendue), était une phrase à longues notes tenues ; c'était une sorte de récitatif déclamé, sur un mouvement d'une lenteur extrême ; on est surtout étonné de la manière dont les chanteurs prolongent le son qu'ils ont émis, l'enflant, le diminuant, le renflant à volonté, et cela, sans que l'on puisse comprendre comment des poitrines humaines peuvent soutenir, sans reprendre leur respiration, une note ainsi filée. On donne de ce fait une explication trop longue à reproduire ici.

Après cette première partie ainsi débitée par une seule voix, vient une seconde dite par le chœur ; c'est alors une phrase dans le style de Palestrina, fuguée, bien d'aplomb, rhythmée, et qui fait opposition complète avec la première partie. Celle-ci peut appartenir à la tonalité moderne, mais je crois qu'elle doit être écrite en plain-chant, et elle est, selon moi, beaucoup plus remarquable comme expression que la partie fuguée qui la suit. […]

Puis il finit ses observations du vendredi par cette remarque : comme l'ancienne fête de Longchamps en France, les trois jours de Ténèbres sont, à Rome, une occasion de pèlerinage et en même temps de distraction mondaine ; le voyageur est surpris de l'animation passagère que prennent alors les quartiers réservés à la population romaine, si tranquilles d'ordinaire.

Au fond, c'est comme si on se posait la question de savoir si la musique est religieuse ou non.


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17. La Semaine sainte à Rome, Celler, op. cité.
18. Caudataire : celui qui porte la queue de la robe d'un Cardinal.

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