L'évolution du texte biblique français depuis son origine - XVIIe siècle

De Lamentations de Jérémie.

En 1602, paraît à La Rochelle les Lamentations de Jérémie mises en rime françoise… par P. Claude Dantonet. Elles sont paraphrasées par couplets ou huictains sur le chant du Pseaume cinquant'unième et sont dédiées très hvmblement a Madame sevr unique du Roy#34. Les huitains sont composés de vers décasyllabiques dont la rime se dispose ainsi ABBACDCD.

I. Helas comment ! cõment est advenu,
Ierusalem autresfois tant peuplee,
Que l'on te voit seulette depeuplee;
N'ayant de toy, que le nom, retenu ?
He ! se peut-il, que celle, qui estoit
Des Nations l'outrepasse soit vefve ?
Que celle, qui les Provinces dontoit,
Soit au iourd'huy tributaire a leur glaiue ?
ALEPH.
I. Cõment est advenu, que la ville tant peuplee est
gisãte seulette ! que celle qui estoit grande entre les
Nations est devenue cõme vefue ? que celle qui estoit
dame entre les Provinces a esté rendue tributaire ?
2. Quel changement ! ceste pauuvre Cité
Faict de ses yeux deux larmeuses fontaines,
Pour epuiser le torrent de ses peines,
Qui iour & nuict efface sa beauté.
Et n'est celuy des ses plus chers amis,
Qui la console ; & qui en ses alarmes,
Comme feroient ses plus grandz ennemis,
Ne la méprise, & ses yeux, & ses larmes.
BETH.
2. Elle ne cesse de pleurer de nuict, & ses larmes
sont sur ses ioues ; il n'y a pas vn de tous ses amis,
qui la console : ses intimes amis se sont portéz
deloyaument contre elle, & luy sont devenus ennemis.


La Bible des Docteurs de Louvain, éditée en 1603, fait état de la traduction en prose comme suit :

Aleph. Comment sied seulette la cité tãt peuplee !
La dame des natiõs est faicte cõme vefue.
La principale des prouinces, est assubiectie à tribut.
Beth. En larmoyant elle a ploré de nuict, & ses larmes en ses ioües :
Il n'y a aucun de ses amis qui la console :
Tous ses amis l'ont mesprisee, & luy sont faicts ennemis.

Il y a peu de différence avec l'édition de 1550. Les Lamentations du Jérémie Rochelois versifiées par F. Jacquin (un éditeur parisien du XVIIe) en 1628#35 ne laissent apparaître qu'une légère allusion aux Lamentations :

C'est pourquoi chers amis & zelez Rochelois
Du dolent Ieremie escoutes cette voix
Qui vous dit de la part du grand Dieu des alarmes,
Qu'humbles vous portiez bas vos ames & vos armes.
Rochelois, Rochelois abbaissez vostre cœur,
Conuertis toy Rochelle à ton Roy & Seigneur…

Le texte apparaît après une courte introduction avec la citation d'Osée : Ierusalem, Ierusalem, conuertere ad Dominum Deum tuum. A nouveau, une traduction en vers en 1630 de René de La Chèze#36 : Les oevvres de Rene de la Cheze Remois. Contenant les larmes de Sion, ou Paraphrase sur les Lamentations de Ieremie#37. Cet ouvrage est dédié à Colbert du Terron.

Hélas ! la superbe Cité,
Iadis lieu de felicité,
A senty l'effort de l'orage :
Et reste ainsi que ces Vaisseaux,
Qu'on voit brisez par le naufrage,
Sur la riue en mille morceaux.

Il n'y a pas de parallélisme entre ces vers et le texte des Lamentations, la transposition réalisée par l'auteur étant totalement libre. Ce sont des sizains d'octosyllabes dont la rime se dispose ainsi : AABCBC.

E. Boullenger écrit en 1633 une longue Paraphrase mystique [en vers] sur les Lamentations de Jérémie, parue à Lyon chez J. Gaudion#38. Il s'agit d'octains d'octosyllabes dont les rimes embrassées suivent la forme ABBACDDC.

1.1 Quomodo sedet sola Ciuitas plena populo
Lors i'ai dict, l'ayant contemplée
Au foro de sa necessité,
Comment est seule la Cité
Que vostre grace auoit peuplée ?
Le Diable & l'Enfer, y sont bien,
Mes iniquitez & vostre ire :
Mais helas ! bon Dieu, c'est bien pire
Que s'il n'y auoit du tout rien.
1.2 Facta est quasi vidua.
Car non moins qu'vne triste vefue,
Qui si tost que l'espoux est mort,
Encores qu'on luy fasse tort,
Ne treuue point qui la releue :
Ainsi la pauure elle n'a plus
Vos faueurs qui l'auoient comblée :
Car ses pechez l'ont accablée,
Et son bien luy est superflus.
1.3 Domina gentium.
Durant le cours de vostre grace
Rien n'alteroit sa volonté,
Son appetit estoit dompté
Par vostre faueur efficace :
Elle vous suiuoit pas à pas,
Comme vne heureuse Cynosure,
Vos Loix luy seruoient de mesure
Et vos volontez de compas.
1.4 Princeps Prouinciarum.
Par vous elle regloit sans cesse
Le bransle de ses fonctions,
Elle estoit de ses paßions
Seruie comme vne Princesse.
Elle auoit le bien de se voir
Maistriser celuy qui la guerre,
Elle commandoit à baguette
Ceux qui la pouuoient deceuoir.
1.5 Facta est sub tributo.
Mais elle est faicte tributaire
De tous ceux qu'elle gourmandoit,
Et au lieu qu'elle commandoit,
Elle est contrainte de se taire :
Elle a mis son bien au rebut,
Pour vn estat de miserable,
De Princesse, elle rend au diable
L'honneur, l'hommage & le tribut.
2.1 Plorans plorauit in nocte.
Ainsi se sentant aux allarmes
Et dans la nuict de son peché,
Par contrainte elle a debouché
La bonde à ses yeux & aux larmes :
Elle a poussé mille sanglots
Et ietté mille accents funebres ;
Mais en semant par les tenebres
Les fruicts n'en peuuent estre esclos.
2.2 Et lacrymæ eius in maxillis eius.
Ses sanglots font vne fumée
Qui forme vne crasse liqueur,
Et du battement de son cœur
Sa poictrine s'est allumée :
Cet alambic faict par ses yeux
Distiler des pleurs sur sa jouë,
Que la Clemence desauouë,
Puis qu'ils ne vont pas iusqu'aux Cieux.
2.3 Non est qui consoletur eam ex omnibus charis eius.
Et ce qui plus fort la desole,
C'est que ses amis les plus chers,
Sont moins sensibles que rochers,
Et par vn d'eux ne la console :
Nous ne sçauons ce qu'il nous faut,
Et tousiours nostre amour se trompe,
Car il faut en fin qu'il se rompe
S'il n'est appuyé du Tres-haut.
2.4 Omnes amici eius spreuerunt eam & facti sunt inimici.
Ceux qui se sont emparez d'elle
Et qui se disoient ses amis,
Sont ses plus rudes ennemis,
Et pas vn ne luy est fidele :
Ce sont astuces du peché
d'amadoüer & puis de battre,
De rehausser pour mieux abbattre,
De mordre apres auoir leché.

La Sainte Bible de Jacques Corbin (1580?-1653), dans une nouvelle traduction, tres-elegante, tres-literale et tres-conforme à la vulgaire du Pape Sixte V, et approuuée par les Docteurs en la Faculté de Theologie de l'Vnivesité de Poictiers, paraît en 1643 chez Jacques Langlois à Paris#39.

ALEPH. COMMENT se sied seule la cité pleine de peuple! la maistresse des Gents a esté faicte comme une vefue: la Princesse des Prouinces a esté faicts sous le tribut.
BETH. En plorant elle a ploré pendant la nuict, & ses larmes sont en ses iouës : il n'y en a point qui la console d'entre tous ses biens aimez: tous ses amis l'ont mesprisée, & luy ont esté faicts ennemis.

Le livre de plevrs ov le Prophète Ieremie exposé' sommairement en paraphrase, avec ses lamentations, par Nicolas Gvillebert, prestre, curé de Beruille, livre#40 dédié à la France, est paru à Paris chez Ve de Nic. Buon en 1644. Le texte en est le suivant :

ALEPH. Quomodo sedet sola Ciuitas. I Helas! comme se peut-il faire que Ierusalem autresfois si peuplée soit maintenant reduite en vn solitaire desert : & que cette ville tant aimée de Dieu son espoux, & reputée la Reine des nations, apresent repudiée & décheüe de son trosne, souspire ainsi qu'vne veufue desolée & cõtrainte de payer le tribut, elle que toutes les Prouinces auparauant recognoissoient pour leur souueraine Princesse.
BETH. 2 Apres auoir passé le iour en continuelles afflictions & douleurs sans relache, plorant & souspirant, la nuit elle ne fait encor autre chose que de gemir & de se plaindre au lieu de prendre quelque repos : le flux abondant de ses larmes qui luy noyant la face & le sein, monstre assez l'excez de sa tristesse : & neantmoins il ne se trouue personne de ceux qui se disoient ses fideles & ses meilleurs amis qui la conseille ny qui la console : Ils l'ont tous abandonnée, & la mesprisent autant ou plus que ses propres ennemis.

La même année, Pierre Maucorps (1591-1649) de la Compagnie de Iesvs fait éditer ses paraphrases svr Ieremie chez la Veuue Iean Camvsat & Pierre le Petit à Paris#41.

ALEPH. I Qvomodo… Comme a donc esté desolée & renuersée par terre cette incomparable Cité qui regorgeoit d'hommes & de delices ? Où sont ces Murs & ces Palais, & ce Monde infiny qui paroissoit dans les places publiques ? Ie n'y voy qu'vn profond silence, & vne affreuse solitude ; Ierusalem n'est plus, cette Reine des Nations, ou s'il m'en peut rester seulement quelque idée, ce n'est qu'vne Mere éplorée dans son triste vefuage, apres auoir perdu tous ses enfans, & veu perir son legitime Espoux. O Dieu, quelle vicissitude ! Celle qui commandoit aux Prouinces pour en posseder les richesses, est maintenant captiue dessous le ioug du Barbare insolent, qui luy fait payer le tribut.
BETH. 2 Plorans… Apres auoir pleuré le long du jour, elle y passe encore les nuicts, on ne voit point de fin à ses regrets, & les larmes luy coulent dessus les jouës comme de deux ruisseaux, qui témoignent assez ce qu'elle souffre ; Pas vn de ses amis ne l'a consolée d'vne parole, & ceux qui l'auoient cherie le plus tendrement, à la seule veuë de ses miseres ne luy ont plus donné que du mépris, & luy ont declaré la guerre.

Le Pasteur rochelais Philippe Vincent#42 écrit à son tour une paraphrase et, comme il le dit lui-même, je le poussai comme d'vne haleine, & qui m'eschappa par vne maniere d'impetuosité. Comme il s'agit de paraphrases, et non vne simple traduction, il a vsé de la liberté qu'elle donne.

I. O Grand Dieu qui iamais eust eu ceste pensée
Que la pauure Sion,
Du feste de son heur eust deu estre lancée
En ceste affliction ?
Chap. I.
V.I. א
Comment
est aduenu.
II. Elle dont les recoins, tant elle estoit hantée,
Fourmilloient d'Habitans,
Comment gist elle seule, & n'est plus frequentée
Sinon des Chahuans ?
que la ville
tant peuplée
est gisante
seulette ?
III. Elle dont le Mari ne craint en aucun aage
Les efforts du cercueil,
Comment nous paroist elle, ainsi qu'ĕ vn vefuage,
Toute noir de dueil ?
que celle qui estoit
grande entre les nations est deuenue cõme vefue ?
IV. Elle qui commãdoit comme Dame & Princesse,
A des peuples si grands,
Comment a telle au col la chaisne qui la presse,
Tributaire aux tyrans ?
que celle qui estoit Dame entre les Nations a esté rendue tributaire ?
V. Las! que sont deuenus ces jours, où dãs l'enceinte
De son heureux pourpris,
Au lieu de faire ouïr des accens de compleinte,
Tout esclattoit de ris ?
V. 2. ב
Elle ne cesse de pleurer de nuict ; & ses larmes sont sur les ioues,
VI. A cest heure, ô douleur ! ses larmes espenchées
La noient tous les iours :
Mesme durant la nuict, au lieu d'estre estenchées,
Elles doublent leurs cours.
VII. Qui donc en la voiant n'auroit son ame espointe
D'vne tendre pitié ?
Et d'entre ceux sur tout à qui elle estoit jointe
D'vne douce amitié ?
Il ny a pas vn de ses amis qui la console  : ses intimes amis se sont portez desloiaument contre elle, & luy sont deuenus ennemis.
VIII. Mais par mille sermens la luy aians iurée
En sa prosperité,
La foy de pas vn d'eux n'a gardé sa duree
En son aduersité.
IX. Escartez ça & là, vn seul ne se presente
Pour luy prester secours,
Ou du moins alleger sa douleur si pesante
Par vn benin discours.
X. Cõbien mesme d'entre eux, ont eu le cœur si lasche,
La deuans secourir,
Qu'ils luy ont couru sus, & mesme ont pris à tasche
De le faire perir ?

Tout cest ouvrage estant composé de sentĕces courtes, & coupées dont chacune à son sens complet, il me sembla plus conuenable de les enserrer en des Quadrains que de les rendre par de longues Stances, ou par vn Poëme continu.

En 1649, paraît une nouvelle parodie en prose, cette fois-ci sur l'activisme de Mazarin#43 : Les Leçons de Tenebres, ov les Lamentations de Mazarin#44.

Cy commence les Lamentations du faux prophete Mazarin.
Comment se peut-il faire que Paris cette grande Ville & si pleine de peuple, soit maintenant en seureté ; Elle est comme exempte de crainte & de seruitude, & s'est affranchie de toutes sortes d'impos & de subsides.
Elle dort la nuit paisiblement, & les Bourgeois reposent dans leur lict, il n'y a pa vn de ses ennemis qui soit assez hardy pour interrompre son repos, & tous ceux qui luy portoient quelque haine se sont reconciliez auec elle, & sont maintenant ses meilleurs amis.

Le traditionnel Jérusalem qui clôt chacune des leçons est transformé en O Lutetia, Lutetia, Conuertere ad Dominum Cardinalem Mazarinum avec la traduction suivante : O Paris, Paris range-toy sous le pouuoir du Cardinal Mazarin, & ne contredis plus à sa tyrannie.

Ce pamphlet est accompagné, la même année, dans un autre ouvrage#45 de commentaires des leçons ov les propheties de Ieremie sont nayuement expliquées suiuant ce qui arriue à présent :

I.Pourquoy cette Cité si grande & si remplie de peuple est-elle maintenant toute seule, elle qui estoit la maistresse de toutes les nations de la terre, est presque reduite en l'estat d'vne simple veufue. La Princesse de tant de grandes Prouinces, est maintenant obligée à payer tribut elle-mesme.
Paris est cette deplorable Cité, qui a esté delaissée à l'impourueu de son Prince qu'on luy a malheureusement enleué, ce qui l'a reduite aux mesmes abbois d'vne ieune femme, qui se voyant abandonnée de son cher espoux, ne fait plus que verser des larmes, & se retirant toute seule fuït la compagnie des autres.
2. Versant des larmes elle ne cesse de pleurer le long de la nuict, & ses pleurs luy tombent continuellement sur les joües. Elle ne trouue personne pour la consoler, mesme parmy ses plus chers amis. Tous ses amis la mesprisent, & deuiennent ses plus puissans ennemis.
Ne fut-ce pas la nuict que Paris commença de ressentir ses afflictions ? N'est-il pas delaissé de ceux qui le deuroient plus raisonnablement supporter ? Ses Princes sont ses plus grands ennemis, & ceux qui luy font la guerre.

Chez Pierre Sévestre, paraît en 1649 l'ouvrage La Iervsalem francoise ov les propheties de Ieremie sont nayuement expliquées suiuant ce qui arriue à present#46. Cette parodie des Lamentations rappelle les malheurs de Jérusalem mais la seule allusion directe est la suivante :

I. Tous ceux qui passoient par le chemin deuant toy, ont battu des mains, ils t'ont siflé, & ont branslé leur teste sur la ville de Ierusalem, en disant. Est-ce là cette ville dvne si excellente beauté, qu'on appelloit les delices, & le contentement de toute la terre ?

M.M.S.D.T. paraphrase en vers les Lamentations du prophète et les fait éditer#47 chez Rocolet à Paris en 1650. Ces vers sont regroupés en dizains comprenant 8 vers octosyllabiques et 2 alexandrins. Les 4 premières rimes sont embrassées, ABBA, les deux suivantes, plates, CC, puis ensuite croisées, DEDE.

La solitude que fait voir
Cette vaste enceinte de Ville,
Iadis en peuples si fertile,
Peut-elle bien se conceuoir ?
Donc cette Reyne des Prouinces,
Heureux seiour de tant de Princes,
Est tributaire & sans honneur?
Et comme une veufue esseulée
Qui perd en son Espoux sa gloire & son bon-heur,
Demeure sans support, & triste, & desolée?
La maistresse de l'Vniuers
Nagueres si puissante d'Armes,
Est abandonnée à ses Larmes
Par vn effroyable reuers:
Ses pleurs & ses plaintes sont vaines,
Aucun ne console ses peines,
Et par vn sort prodigieux
N'ayant aucun lieu de retraitte,
Il faut que sa douleur esclatte encor aux yeux
De l'orgueilleux Soldat qui rit de sa deffaitte.

L'Editeur E. Mangean publie à Caen en 1654 un ouvrage intitulé Paraphrases svr les IX lec,ons des lamentations dv prophete Ieremie par Jean Bardou (1621-1668)#48.

1. HELAS! en quel estat funeste
Vous voy-je ô fameuse Cité ?
Vous n'estes plus qu'vn triste reste
De ce que vous auez esté :
Tant de Personnes accomplies
Dont vos Maisons estoient remplies
Ne paroissent plus en ces lieux ;
Et vous cachez parmy les herbes
Tous ces Bastimens si superbes
Qui s'esliuoient iusques aux Cieux.
2. DANS le déplaisir qui la touche
Et dont elle sent la rigueur,
Elle a les plaintes à la bouche,
Et les soûpirs dedans le coeur :
Et soit que le flambeau du Monde
Sorte des abismes de l'Onde
A dessein de nous esclairer ;
Ou qu'à la fin de sa carriere
Il y replonge sa lumiere,
Ses yeux ne font rien que pleurer.
Le Destin, par qui les Monarques
Sont esclaues en vn moment,
A-t'il iamais laissé des marques
D'vn plus estrange changement ?
Cette Ville dont la puissance
Auoit sous son obeïssance
Reduit tant de Peuples diuers ;
Après vue guerre si rude
Se trouue dans la seruitude
Par vn effroyables reuers.
ALORS que le Ciel l'abandonne
A toutes sortes de mal-heurs,
Il ne se rencontre personne
Qui la console en ses douleurs :
Ceux qui deuroient dans ces alarmes
De ses soûpirs & de ses larmes
Interrompre le triste cours,
Sont ceux dont elle est outragée ;
Ainsi cette pauure affligée
Se trouue seule à son secours.

Les dizains comprennent des vers octosyllabiques. Les 4 premières rimes sont croisées, ABAB, les deux suivantes, plates, CC, puis les dernières embrassées, DEED. Les quatrains alternent des alexandrins à des vers hexasyllabiques avec des rimes croisées ABAB.

Dans ses Poesies chrestiennes, mais également dans un autre ouvrage intitulé La Iervsalem desolee ov meditation svr les leçons de tenebres (Paris, chez Targa, 1684), ouvrage dédié au Cardinal Bichi, Charles Cotin (1604?-1682?) de l'Académie Françoise, mais également Conseiller & Aumosnier du Roy, fait éditer en 1657 des Leçons de Tenebres en Vers François ou Imitation de Ieremie. Ils se présentent sous forme de stances (de l'italien stanza, à quelques nuances près, le même sens que strophe en français) de six vers, chaque sizain ne correspondant pas à un seul verset des Lamentations, les versets ne faisant pas tous l'objet de stances. Les rimes suivent l'ordre suivant : AABCCB.

Poesis chrestiennes La Iervsalem desolee

ov meditation svr les leçons de tenebres

I. Infortuné témoin des miseres publiques,
Ie vois de toutes parts nos Palais magnifiques
Par la flâme & le fer en masures changez;
Et le Trosne de Gloire où s'éleuoient nos Princes,
Indignement soûmis aux barbares Prouinces,
Par qui le iuste Ciel a nos crimes vengez.
INfortuné tesmoin des miseres publiques
Ie vois nos grands Palais & nos amples portiques,
Par la flame & le fer en sepulchres changés,
et le throne ou Iuda faisoit regner ses Princes,
Seruir de marchepied aux superbes prouinces,
Par l'ire du Ciel à nos crimes vangés.
II. Ie reconnois les maux qu'annonçoient les Oracles,
Lors que ie préuoyois les insignes miracles
Du vray Dieu froudoyant, l'orgueil de nos faux Dieux:
Ie sçauois que leur Temple en butte à ses tempestes,
Et que leur propre autel renuersé sur leurs testes
Feroit craindre aux mortels la Iustice des Cieux.
Je recognois les maux qu'anonçoient mes oracles
Quand ie disois que Dieu feroit de grãds miracles,
Plust est que de souffrir l'orgueil de nos faux dieux
Que leur temple seroit le but de ses tempestes,
Et que leur propre autel renuersé sur leurs testes,
Feroit craindre aux mortels la iustice des Cieux.

On notera une petite différence d'écriture entre les deux versions du même auteur, preuve qu'une œuvre ne devient définitive qu'à la mort de son auteur.

C'est en prose que M. Bergeron écrit sa Paraphrase sur les Lamentations de Jérémie, ouvrage posthume édité par J. Promé à Paris en 1659#49.

Ierusalem vous qui triomphiez autrefois auez tant de pompe, & de lustre, où est allé tout cet éclat? Vous qui commandiez à toutes les Prouinces, sur lesquelles s'étendoit la domination de vos Rois victorieux, qui estiez La capitale de Iudée, qui donniez des loix à grand nombres de nations Indideles, que les armes conquerantes de tant d'illustres guerriers, auoient forcé de reconnoistre vostre grandeur. Vous estes maintenant Esclaue. Ha! deplorable Sion? & payez tribut aux Caldéens, dont vous auez autrefois borné les progrés victorieux auec tant de gloire.
Cette pauure deconfortée renouuelle ses larmes, qui ne finissent qu'au commencemĕt du iour, elles coulent incessamment au long des iouës, Ses gemissemens redoublez l'empeschent, & son affliction continuée ne luy laisse aucun repos de se plaindre.
Pour cõble de la derniere fortune pendant ces peurs ennuieuses, ceux qui luy auoient iuré solemnellemĕt vne eternelle amitié, n'ont fait aucune diligence pour l'assister en sa peine : aucun n'a tasché de la consoler, ou prendre quelque part en ses douleurs. Ceux qui la respectoient autrefois, & ceux qui luy faisoient des caresses, lors qu'elle estoit en sa splendeur. L'ont mesprisée dans son abbaissement.
Ils l'ont abandonnée auec perfidie, & pour rendre leur trahison & leur inimitié plus sensibles à cette mal-heureuse delaissée, au lieu des soins, & des bons traittements, qu'ils ont receus, ils l'ont accablée diniure, & de maledictions.

La même année, Louis-Isaac Lemaistre de Sacy (1613-1684) fait éditer à Paris sa traduction de la Bible dite de Mons, ou encore de Port-Royal ou de Messieurs de Port-Royal, à partir de la Vulgate#50. Il affirme qu'on ne peut disconvenir que ces Lamentations n'aient un air poétique, et que les Hébreux n'aient eu dans leur langue une espèce de versification qui leur étoit propre comme on n'en peut pas douter par le témoignage de tous les anciens, et surtout de Philon, de Josèphe, d'Origène et d'Eusèbe. On peut assurer que ce livre en est une preuve, quoiqu'on ne puisse pas dïre aujourd'hui quelle est la nature des vers dont il est composé. Le texte en est le suivant :

ALEPH. 1. Comment cette ville si pleine de peuple est-elle maintenant si solitaire et si désolée ! La maîtresse des nations est devenue comme veuve ; la reine des provinces a été assujettie au tribut.
BETH. 2. Elle n'a point cessé de pleurer pendant la nuit, et ses joues sont trempées de ses larmes. De tous ceux qui lui étaient chers, il n'y en a pas un qui la console ; tous ses amis l'ont méprisée et sont devenus ses ennemis.

En 1664, Pierre Perrin (1620?-1675), Conseiller du Roy en ses Conseils et Introducteur des Ambassadeurs auprès de Monseigneur le Duc d'Orléans s'aventure, comme c'est la mode au XVIIe siècle, à versifier les Lamentations en ces termes :

Aleph. HE quoi ? Hierusalem n'est qu'vne solitude ?
Cette ville abondante en peuples triõphãs,
Semble vne mere sans enfans;
La Reyne des Citez est dans la servitude,
Beth. Toute nuict elle plaint ses mal-heurs,
Son visage est baigné de pleurs;
Et dans l'ennuy qui la desole,
De tous ses biens-aymez aucun ne la console:
Ils la méprisent tous, & ses plus chers amis
Sont deuenus ses ennemis.

Il s'agit ici généralement de sizains, à l'exception du 1er qui est un quatrain (!), dont le nombre de vers est irrégulièrement répartie. On trouve pêle-mêle des alexandrins, des décasyllabes, des octosyllabes et des hexasyllabes et les rimes sont inégalement réparties suivant les strophes : AABBCC, ABBACC, AABCCB, ABABCC, ABABCC, etc.

En 1670, M. Louis de Sainte Croix Charpy, prêtre et docteur en théologie traduit Les Saintes Tenebres en vers françois#51 comme suit :

Ainsi le triste Jeremie
Faisoit ses lamentations,
Quand le cruel effort de l'armée ennemie
Soumit Jerusalem, Reine des Nations.
Faut-il que cette Ville, en peuples si feconde
Soit comme Veuve & sans secours ?
Et comment est-ce qu'en nos jours
Cette souveraine du monde
Voit ses chers Citoyens à tous maux exposez,
Et porte les tributs qu'elle avoit imposez.
Dans cette nuit elle soûpire,
Son visage est baigné de pleurs,
Mais chacun sans pitié regarde son martyre,
Et loin de l'adoucir, on rit de ses douleurs.
Ses voisins sont ravis en la voyant deserte,
Exposée à mille dangers ;
Et ses amis, aux étrangers
Donnent du secours pour sa perte :
Enfin ces Enfans, sous ces coups redoublez,

Sõt moins chargez de fers, qu'ils n'en sont accablez.

Les vers regroupés en dizains comprennent un ordre identique, à savoir, deux octosyllabes, trois alexandrins, trois octosyllabes et deux alexandrins. Les rimes se répartissent toujours en ABABCDDCEE.

La Bible de Genève, qvi est tovte la Saincte escritvre dv vieil, du Nouveau Testament, a été reveu et conferé sur les textes hebreux & grecs par les pasteurs & professeurs de l'Eglise de Geneve en 1678. Elle fait l'objet d'une version fondamentalement révisé comme on peut le juger sur cet extrait#52 :

#53Aleph. Comment est-il avenu que la ville tant peuplée est gisante#54 seulette? que celle qui étoit grande entre les nations, est devenue comme#55 veuve? que celle qui étoit dame entre les provinces a été rendue tributaire?
Beth. Elle ne cesse de pleurer#56 de nuit, & ses larmes sont sur ses jouës? il n'y a pas un de tous ses amis qui la console : ses intimes amis se sont portés déloyaument contr'elle, & lui sont devenus ennemis.

En 1678 encore, c'est en vers qu'un auteur anonyme traduit ce livre de la Bible : Les Lamentations de Jeremie, Avec des Remarques. Tradvction en vers, Par M.D.M.A.D.V#57 .

Comment peut estre seule, autresfois si peuplée
Cette Ville-là Reine en grandes actions !
Sera-t elle sujette aux autres Nations ?
Leur payant le Tribut, sans estre consolée !
Nuit- & jour elle pleure : elle est inconsolable.
Si sa jouë est humide, elle n'a plus d'Amis :
Et, dans son déplaisir, grand nombre d'Ennemis
Aigrissent sa douleur, la voyant miserable.

Ces lamentations sont constituées exclusivement de quatrains d'alexandrin (2 fois six pieds) avec une rime unique croisée ABBA.


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34. F-Pa, 8-BL-37629, p.1.

35. F-Pn, Rothschild supplément-2927, Ms occidentaux, p. 14.

36. René de La Chèze est complètement inconnu de tous les biographes, même de Colletet, qui dans son discours de la poésie morale ne le cite point parmi les nombreux poëtes tetrastiches sentencieux et moraux français qu'il a catalogués.

37. Les oevvres de Rene de la Cheze Remois. Contenant les larmes de Sion, ou Paraphrase sur les Lamentations de Ieremie, A Reims Chez Nicolas Hecart, prés la grande porte du Cloistre nostre Dame, à la Bible d'Or. M. D C XXX. Avec Approbation & Privilege. (F-Pn, YE-29859)

38. F-Pn, RES P-YE-1239, pp. 7 et s. E. Boullenger est également auteur de Familiaire instruction de la langue latine par la françoise, 1636 (Aix : J. Roize).

39. F-Pn, A-13572 (5), pp. 430 et s.

40. F-Pa, 8-T-1130, pp. 514 et s.

41. F-Psg, 8-B 1326-1327 inv. 2036-2037 FA, pp. 1 et s.

42. Ce même Pasteur Philippe Vincent répondait, en 1639, aux Jésuites rochelais : en ce qui concerne nos ministres, on ne les voit point es cabarets y jouer et yvrogner, comme plusieurs de vos prestres et curés. [..] On ne les voit point inquiéter par procès le tiers et le quart pour avoir leur bien.

43. Mazarin joue le rôle de Judas. Après la prise de Charenton.

44. Les Leçons de Tenebres, ov les Lamentations de Mazarin, A Paris, F-Pn 4-LB37-1127 ; F-Psg, Z.1047, 45e pièce.

45. F-Psg, Z.1047. 44e pièce, pp. 3 et s.

46. F-Psg, Ed. Pierre Sévestre, Paris 1949, pp. 6 et s.

47. F-Pa, 8-T-1140.

48. F-Pn, A-6999, pp. 1 et s.

49. F-Pn, A-8079, pp. 7 et s.

50. F-Pn, 4-Z R ROLLAND-6017. Le livre de Jérémie et les Lamentations sont édités en 1690.

51. Les Saintes Tenebres en vers françois, A Paris, / Chez Guillaume Desprez, ruë Saint Jacques, à Saint Prosper. F-Pn, Ye 8026.

52. Les notes sont du traducteur.

53. Voyez touchant cest ordre de l'alphabet des Hebreux, observé par les prophetes en quelques cantiques Ps.21.1.

54. c. deserte & destituée de tous habitans:

55. aff. ayant été abandonnée par le Seigneur sõ vrai Epoux.

56. aff. en telle sorte que la nuit, qui sert de repos aux autres, la tourmente d'avantage. Voyez Job 7.3.

57. Les Lamentations de Jeremie, Avec des Remarques. Tradvction en vers, Par M.D.M.A.D.V, A Paris, Chez Frederic Leonard, ruë Saint Jacques, à l'Escu de Venise. M.D C. LXXVIII. Avec Permission. (F-Pn, YC 3609)

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