Le voyage de Renouard en 1880

De Lamentations de Jérémie.

Paul Renouard, dessinateur et peintre, lors de son voyage qu'il fit à Rome vers la fin des années 1880#22, raconte au travers de son séjour ce que sont d'après lui les Ténèbres, mais au travers de ce récit, parvient à nous convaincre d'une époque révolue et d'une autre à faire. L'office du Mercredi Saint, célébré jadis pendant la nuit, forme une partie de la liturgie du lendemain et en a conservé le nom vulgaire de Ténèbres. Les Italiens en ont donné cette belle définition : "Uffizio di lutto, e come la representasione dei funerali del Redentore"… Tout est triste et sombre, comme à des funérailles.

A la Sixtine, où toutes les bougies de l'autel et de la balustrade étaient de couleur jaune où, dans le Sanctuaire, du côté de l'Épître, se dressait, avec ses quinze cierges jaunes, le grand chandelier de bronze triangulaire, la Hercia, dont un cierge devait à la fin de chaque psaume être éteint par le maître des cérémonies, l'autel, surmonté d'un dais de velours violet, avait son retable couvert d'un voile de même couleur… La cérémonie prenait un caractère tout étrange et mystérieux quand, dans la chapelle envahie par la nuit, les cierges de la Hercia, l'un après l'autre, s'éteignaient, symbolisant chacun des patriarches et des prophètes dont la mission d'annoncement est accomplie par le psaume récité, et dont la lumière n'y survit point ; durant que l'on chantait le cantique de Zaccharie, le père de Jean, le précurseur, les cierges de l'autel s'éteignaient eux aussi, et seul sur la Hercia, le plus grand cierge, symbole du Sauveur, brillait, moins comme une lumière que comme une étoile !

Ce cierge même, le cérémoniaire le prenait ; pendant le chant de l'antienne qui se répète après. le cantique, il le tenait appuyé sur l'autel, puis il partait, et sans l'éteindre, le cachait derrière l'autel. L'oraison qui suit le Miserere étant achevée, après ces mots : Qui Tecum vivit, un des maîtres des cérémonies frappait la terre avec une baguette noire, et sur ce signal, tous les assistants s'empressaient à faire du bruit "cum manu vel alio quodam modo", ainsi que dit Guillaume Durand, évêque de Mende, l'auteur du Rationale divinorum officiorum. Le bruit ne cessait que lorsque le cierge conservé derrière l'autel reparaissait et que cette lumière nouvelle annonçait que l'office était terminé…

Sauf le cadre incomparable et ces détails d'ornements qu'on a notés, cet office du Mercredi Saint est familier à tous les catholiques, mais ce qui était incomparable à la Sixtine, c'était le chant, ce chant étrange et unique que l'on retrouvé à la chapelle cardinalice de Sainte-Marie-Majeure. Il est vrai que le cadre n'est plus le même, que la pompe est moindre, que, dans l'immense basilique, le recueillement s'affaiblit, qu'on vient là plus au spectacle qu'à l'office ; que, sur les chaises disposées pour les membres du Corps diplomatique, prennent place plus de ministres accrédités près le roi d'Italie que de ministres accrédités près le Pape ; que, sauf l'ambassadeur d'Espagne, témoin obligé des cérémonies, puisque le roi d'Espagne est ici chanoine d'honneur, comme le roi de France l'était à Saint-Jean-de-Latran, la plupart de ceux qui envahissent les places réservées, hommes et femmes, appartiennent à ce public bigarré qui joue les ambassadeurs dans les environs du Quirinal et qui, y trouvant les plaisirs un peu rares, se rejette sans façon sur les plaisirs du Vatican, mais c'est ainsi et, de même qu'il nourrit les pauvres du roi d'Italie, le Pape est, paraît-il, chargé d'amuser ses invités.

1890, c'est aussi la grande époque d'Alessandro Moreschi, le célèbre soprano, sopraniste comme on dit aujourd'hui. Paul Renouard rapporte des propos de MM. de Goncourt qu'il ne saurait essayer après eux de mieux traduire... "Les voix ne cessaient pas, disent-ils, des voix d'airain, des voix qui jetaient sur les versets le bruit sourd de la terre sur un cercueil, des voix d'un tendre aigu, des voix de cristal qui se brisaient, des voix qui s'enflaient d'un ruisseau de larmes, des voix qui s'envolaient l'une autour de l'autre, des voix dolentes où montait et descendait une plainte chevrotante, des voix pathétiques, des voix de supplication adorante qu'emportait l'ouragan du plain-chant, des voix tressaillantes dans des vocalises de sanglots, des voix dont le vif élancement retombait tout à coup à un abîme de silence d'où rejaillissaient aussitôt d'autres voix sonores, des voix étranges et troublantes, des voix flûtées et mouillées, des voix entre l'enfant et la femme, des voix d'hommes féminisés, des voix d'un enrouement que ferait dans un gosier une mue angélique, des voix neutres et sans sexe, des voix vierges et martyres, des voix fragiles et poignantes attaquant les nerfs avec l'imprévu et l'anti-naturel du soli."

Puis plus loin, pour la journée du Jeudi Saint, il décrit un autre tableau qui se finit par un ton moralisateur qu'on pourrait appliquer encore aujourd'hui : vers cinq heures, le beau monde revient à Saint-Pierre, il y a corso et les gens de bon ton s'y promènent. On s'y rencontre, on s'y salue, on y bavarde, on y a sa société, son monde, ses attentifs ; on y remarque les toilettes, toutes noires, mais où l'on sait mieux encore se distinguer. Il y a des Anglais qui se poussent dans la chapelle des Chanoines où l'on chante Ténèbres, mais il n'est pas de bon ton de s'y faire voir. On n'élève pas la voix ; mais sur toute cette foule causante plane un bruit confus, comme un ronronnement perdu sous l'immensité des voûtes, dans l'immensité de la Basilique. Il n'y a point que des noirs pour être là. L'idée de respecter au moins saint Pierre n'est point venue à la nouvelle Cour...

La piété des gens d'une certaine classe, à Rome, va chaque jour diminuant. Elle était d'extérieur, d'obligation et d'ambition, elle demeure encore d'usage, mais seulement pour des pratiques point gênantes et où il ne faille point s'absorber. On en donne à Dieu pour ce qu'il rapporte, et comme il ne rapporte guère, on lui donne peu.



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22. Rome pendant la Semaine sainte, Renouard, op. cité.
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