Et d'Hippolyte Taine l'année suivante

De Lamentations de Jérémie.

Hippolyte Taine dans son Voyage en Italie#19 (1864) est plutôt critique sur le cérémonial de la Semaine Sainte qui lui semble ampoulé et suranné. Voici ce qu'il rapporte : Au fond de l'église, derrière le grand baldaquin de bronze, on démêle les génuflexions, les postures, tous les restes des anciennes cérémonies symboliques, si peu appropriées au temps présent.

Et puis, un peu plus loin : Les gens causent, se saluent, se promènent comme dans un foyer d'opéra. Voilà ce qui reste des glorieuses pompes qui au temps de Boniface VII attiraient les pèlerins par centaines de mille : une décoration qui n'est plus qu'une décoration, une cérémonie vide, un sujet d'étude pour les archéologues, de tableaux pour les artistes, de curiosité pour les gens du monde, un amas de rites

Mercredi, Miserere, à la Sixtine. Trois heures debout, et tous les hommes sont debout. Les deux premières heures se passent, quelques-uns n'y tiennent plus et s'en vont. Tous les corps sont serrés comme dans un étau. Les visages jaunissent, rougissent, se griment ; on pense aux damnés de Michel-Ange. Les pieds rentrent dans les mollets, les cuisses dans les hanches, les reins sont courbaturés ; heureux qui trouve une colonne !

S'il n'aborde pas ensuite les Matines, Taine évoque les Laudes avec le célèbre Miserere. Cela vaut toutes les douleurs de genoux et de reins qu'on a subies. L'étrangeté est extrême; il y a des accords prolongés qui semblent faux et tendent l'ouïe par une sensation pareille à celle que laisse dans la bouche un fruit acide. Point de chant net et de mélodie rythmée ; ce sont des mélanges et des croisements, de longues tenues, des voix vagues et plaintives qui ressemblent aux douceurs d'une harpe éolienne, aux lamentations aiguës du vent dans les arbres, aux innombrables bruits douloureux et charmants de la nature. […] Cette musique est infiniment résignée et touchante, bien plus triste qu'aucune œuvre moderne; elle sort d'une âme féminine et religieuse […] Il faut à tout prix entendre le Miserere de demain. L'un est de Palestrina, l'autre d'Allegri.

Jeudi. Ces Miserere sont en dehors et peut-être au-delà de toute musique que j'aie jamais écouté : on n'imagine pas avant de les connaître tant de douceur et de mélancolie, d'étrangeté et de sublimité. Trois points sont saillants. - Les dissonances sont prodiguées, quelquefois jusqu'à produire ce que notre oreille, habituée aux sensations agréables, appelle aujourd'hui de fausses notes. - Les parties sont extraordinairement multipliées, en sorte que le même accord peut renfermer trois ou quatre consonnances et deux ou trois dissonances, se démembrer et se recomposer par portions et incessamment; à chaque instant, une voix se détache par un thème propre, et le faisceau semble s'éparpiller, si bien que l'harmonie totale semble un effet du hasard, comme le sourd et flottant concert des bruits de la campagne. - Le ton continu est celui d'une oraison extatique et plaintive qui persévère ou reprend sans jamais se lasser, en dehors de tout chant symétrique et de tout rythme vulgaire : aspiration infatigable du cœur gémissant, qui ne peut et ne veut se reposer qu'en Dieu, élancements toujours renouvelés des âmes captives toujours rabattues par leur poids natal vers la terre, soupirs prolongés d'une infinité de malheureux tendres et aimants qui ne se découragent pas d'adorer et d'implorer.

Le spectacle est aussi admirable pour les yeux que pour les oreilles. Les cierges s'éteignent un à un, le vestibule noircit, les grandes figures des fresques se meuvent obscurément dans l'ombre. […]

Vendredi. Troisième Miserere, un peu inférieur aux précédents, et de plus aujourd'hui la chapelle Pauline, n'ayant pas son illumination, est ridicule ; on découvre que les colonnes d'azur et la plupart des dorures n'étaient que des trompe-l'œil.


Retour au sommaire



19. Voyage en Italie, Taine, Hippolyte, Paris Librairie Hachette 1895-1896.
Outils personnels