Ce chantre entonne mal
De Lamentations de Jérémie.
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- | C'est en Espagne qu'apparaît pour la 1<sup>ère</sup> fois la notion de chantres dirigés, comme le dit l'inscription de Mertola, par un ''princeps''. Dans la Vie de saint Séverin du VI<sup>e</sup> siècle, on parle également du ''primicerius cantorum'' de Naples . | + | C'est en Espagne qu'apparaît pour la 1<sup>ère</sup> fois la notion de chantres dirigés, comme le dit l'inscription de Mertola, par un ''princeps''<sup>[[#50]]</sup>. Dans la Vie de saint Séverin du VI<sup>e</sup> siècle, on parle également du ''primicerius cantorum'' de Naples<sup>[[#51]]</sup>. |
- | Isidore de Séville | + | Isidore de Séville<sup>[[#52]]</sup> dans ses écrits énumère les qualités du ''cantor'', qui doit avoir une voix chantante, douce, limpide, dans une mélodie appropriée à la sainte religion<sup>[[#53]]</sup>. |
- | Il doit chanter avec humilité, chasteté, sobriété ; ses mélodies doivent amener le peuple à l'amour céleste non seulement par la sublimité des paroles mais par la suavité de la musique . | + | Il doit chanter avec humilité, chasteté, sobriété ; ses mélodies doivent amener le peuple à l'amour céleste non seulement par la sublimité des paroles mais par la suavité de la musique<sup>[[#54]]</sup><sup>[[#55]]</sup>. |
- | Cette conception… est réexprimée fortement dans les canons du concile d'Aix de 816, qui une fois encore s'en tient au lexique et à la phraséologie d'Augustin et d'Isidore : "…que la mélodie (des chantres) élève les âmes du peuple qui les entoure jusqu'à la remémoration (''memoria'') et l'amour des choses célestes, non seulement par la haute portée des mots, mais encore par la ''suavitas'' des intonations (''tonorum'') que l'on fait entendre. | + | Cette conception… est réexprimée fortement dans les canons du concile d'Aix de 816, qui une fois encore s'en tient au lexique et à la phraséologie d'Augustin et d'Isidore : "…que la mélodie (des chantres) élève les âmes du peuple qui les entoure jusqu'à la remémoration (''memoria'') et l'amour des choses célestes, non seulement par la haute portée des mots, mais encore par la ''suavitas'' des intonations (''tonorum'') que l'on fait entendre.<sup>[[#56]]</sup> |
- | Il convient donc que le ''cantor'', comme l'ont enseigné les saints Pères, soit remarquable et distingué par la voix et par l'art, de manière à ce qu'il saisisse l'âme de ses auditeurs par une sorte de diversion | + | Il convient donc que le ''cantor'', comme l'ont enseigné les saints Pères, soit remarquable et distingué par la voix et par l'art, de manière à ce qu'il saisisse l'âme de ses auditeurs par une sorte de diversion heureuse…<sup>[[#57]]</sup> La voix (du chantre) ne sera ni dure, ni enrouée, ni discordante, mais bien chantante, harmonieuse, claire et élevée, ayant une sonorité et une conduite mélodique en accord avec une religion sainte. Elle ne fera donc pas entendre un art de tragédien, mais un art qui dans sa ''modulatio'' même manifeste une simplicité chrétienne, qui ne sente pas la posture des musiciens ou l'art théâtral, mais qui exerce plutôt une véritable ''compunctio'' sur ses auditeurs<sup>[[#58]]</sup>. |
- | Plus récemment, Jean-Yves Hameline précise à propos de la récitation des psaumes, qu'ils doivent être récités ni précipitamment (''cursim''), ni avec des voix élevées, désordonnées, mal dosées (''intemperatis''), mais d'une manière égale (''plane''), et distinctement, de sorte que l'esprit des récitants soit tranquillement nourri, et que les oreilles des auditeurs soient charmées de leur belle diction (''pronuntiatio'')." | + | Plus récemment, Jean-Yves Hameline précise à propos de la récitation des psaumes, qu'ils doivent être récités ni précipitamment (''cursim''), ni avec des voix élevées, désordonnées, mal dosées (''intemperatis''), mais d'une manière égale (''plane''), et distinctement, de sorte que l'esprit des récitants soit tranquillement nourri, et que les oreilles des auditeurs soient charmées de leur belle diction (''pronuntiatio'')."<sup>[[#59]]</sup> C'est déjà tout un programme pour les ''Leçons des Ténèbres''. |
Il serait difficile de relever tous les textes concernant les chantres mais on peut noter déjà par ces quelques textes, l'importance du chantre dans le chapitre de la cathédrale et dans les cérémonies puisqu'il y participe largement. | Il serait difficile de relever tous les textes concernant les chantres mais on peut noter déjà par ces quelques textes, l'importance du chantre dans le chapitre de la cathédrale et dans les cérémonies puisqu'il y participe largement. | ||
- | Les chantres avaient aussi la réputation d'être des personnes un peu difficiles et gaies. On trouve, par exemple, les expressions ''boire comme un chantre'' , ''chantre de lutrin'' qui est un ''méchant musicien'' (A. Furetière, Dict. Universel 1690) ou ''mauvais musicien'' (J.F. Féraud, Dict. critique de la langue française, Marseille, Mossy 1787-8), ''ce chantre entonne mal'' dans le double sens ''d'un homme qui boit beaucoup'' | + | Les chantres avaient aussi la réputation d'être des personnes un peu difficiles et gaies. On trouve, par exemple, les expressions ''boire comme un chantre''<sup>[[#60]]</sup>, ''chantre de lutrin'' qui est un ''méchant musicien'' (A. Furetière, Dict. Universel 1690) ou ''mauvais musicien'' (J.F. Féraud, Dict. critique de la langue française, Marseille, Mossy 1787-8), ''ce chantre entonne mal'' dans le double sens ''d'un homme qui boit beaucoup''<sup>[[#61]]</sup> ou d'un chantre qui ''chante le commencement de quelque chose qui est continuë par d'autres<sup>[[#62]]</sup>. On appelle par raillerie ceux qui gagnent leur vie a chanter & à vendre de chansons au peuple, Chantres du Pont-neuf''<sup>[[#63]]</sup>. Le dictionnaire de Trévoux<sup>[[#64]]</sup> cite même l'expression ''Nouvelliste et fainéant sont deux mots aussi étroitement mariés que chantre et buveur''. |
Nicolas Boileau, dans ''Le Lutrin'', Chant 2, ne disait-il pas lui-même : | Nicolas Boileau, dans ''Le Lutrin'', Chant 2, ne disait-il pas lui-même : | ||
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:::''Que dix verres de vin n'ayent lavé ma bouche''. (Lettre XIX) | :::''Que dix verres de vin n'ayent lavé ma bouche''. (Lettre XIX) | ||
- | Cette réputation pittoresque était acquise depuis des lustres puisque le pape Grégoire, au synode romain de 595, relève l'absence de conciliation de la compétence technique avec la dignité apostolique. C'est la raison pour laquelle il décida de confier la fonction de chantre ''aux sous-diacres ou même'' [...] ''aux clercs inférieurs : voici longtemps qu'est apparue la coutume fort répréhensible de choisir certains clercs comme chantres au service du saint autel et de leur conférer le diaconat pour consacrer à l'art du chant ceux qu'il serait convenable d'appeler aux fonctions de la prédication et au soin des aumônes. De ce fait, il arrive qu'en recherchant de belles voix pour le service divin, on ne pense pas à rechercher des hommes dont la conduite soit bonne; il arrive que le chantre au service de l'autel irrite Dieu par sa manière de vivre, pendant qu'il charme le peuple par ses chants'' . | + | Cette réputation pittoresque était acquise depuis des lustres puisque le pape Grégoire, au synode romain de 595, relève l'absence de conciliation de la compétence technique avec la dignité apostolique. C'est la raison pour laquelle il décida de confier la fonction de chantre ''aux sous-diacres ou même'' [...] ''aux clercs inférieurs : voici longtemps qu'est apparue la coutume fort répréhensible de choisir certains clercs comme chantres au service du saint autel et de leur conférer le diaconat pour consacrer à l'art du chant ceux qu'il serait convenable d'appeler aux fonctions de la prédication et au soin des aumônes. De ce fait, il arrive qu'en recherchant de belles voix pour le service divin, on ne pense pas à rechercher des hommes dont la conduite soit bonne; il arrive que le chantre au service de l'autel irrite Dieu par sa manière de vivre, pendant qu'il charme le peuple par ses chants''<sup>[[#65]]</sup>. |
- | Cette image du chantre que nous conservons au travers des dictionnaires et des registres capitulaires laisse un petit goût amer de dégénérescence. A noter que le terme ''chantre'' a disparu des dictionnaires peu avant la Révolution française, le dictionnaire de Féraud | + | Cette image du chantre que nous conservons au travers des dictionnaires et des registres capitulaires laisse un petit goût amer de dégénérescence. A noter que le terme ''chantre'' a disparu des dictionnaires peu avant la Révolution française, le dictionnaire de Féraud<sup>[[#66]]</sup> ne le mentionnant qu'à ''Chantrerie''. |
- | ''Il faut dire que la vie claustrale, imposée à ces clercs, qui n'avaient le plus souvent aucune vocation religieuse et avaient été choisis au hasard des villes et des campagnes avoisinantes pour la seule excellence de leur voix, explique assez bien ces attitudes'' . Ceci explique sans aucun doute cela. | + | ''Il faut dire que la vie claustrale, imposée à ces clercs, qui n'avaient le plus souvent aucune vocation religieuse et avaient été choisis au hasard des villes et des campagnes avoisinantes pour la seule excellence de leur voix, explique assez bien ces attitudes''<sup>[[#67]]</sup>. Ceci explique sans aucun doute cela. |
Ceci se confirme par la bouche de François Rabelais qui a, comme chacun le sait, le verbe assez haut à une époque où le françois s'écrivait comme on l'entendait : ''En l'abbaye estoyt pour lors un moyne claustrier nommé frère Iean des Entommeures, ieune, guallant, frisque, dehayt, bien à dextre, hardy, adventureux deliberé, hault, maigre, bien fendu de gueule, bien advantagé en nez, beau despescheur d'heures beau debrideur de messes, pour tout dire, un vray moyne si oncques en feut depuys que le monde moyna. Icelluy entendent le bruyt que faisoyent les ennemys par le clos de leur vigne, sortit hors pour veoir ce qu'ilz faisoient. Et advisant qu'ilz vendangeoient leurs clous, on quel estoyt leur boyte de tout l'an fondée, s'en retourne au cueur de l'eglise ou estoient les aultres moynes tous estonnez comme fondeurs de cloches, lesquelz voyant chanter''. | Ceci se confirme par la bouche de François Rabelais qui a, comme chacun le sait, le verbe assez haut à une époque où le françois s'écrivait comme on l'entendait : ''En l'abbaye estoyt pour lors un moyne claustrier nommé frère Iean des Entommeures, ieune, guallant, frisque, dehayt, bien à dextre, hardy, adventureux deliberé, hault, maigre, bien fendu de gueule, bien advantagé en nez, beau despescheur d'heures beau debrideur de messes, pour tout dire, un vray moyne si oncques en feut depuys que le monde moyna. Icelluy entendent le bruyt que faisoyent les ennemys par le clos de leur vigne, sortit hors pour veoir ce qu'ilz faisoient. Et advisant qu'ilz vendangeoient leurs clous, on quel estoyt leur boyte de tout l'an fondée, s'en retourne au cueur de l'eglise ou estoient les aultres moynes tous estonnez comme fondeurs de cloches, lesquelz voyant chanter''. | ||
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- | ''C'est, dist il, bien chien chanté.'' | + | ''C'est, dist il, bien chien chanté.''<sup>[[#68]]</sup> |
- | Le rôle de chantre ou de préchantre, devenu à peu près honorifique, s'est réduit progressivement pour ne consister qu'à indiquer ce qui devait être chanté, à entonner certaines pièces, à annoncer au célébrant, aux dignités ou aux chanoines, celles qu'ils devaient entonner. Ce rôle a existé au moins jusqu'à la fin du XXe siècle. Le chantre tenait lors des fêtes doubles, ou grands doubles, ''des bâtons d'argent terminés en forme de tau'' . | + | Le rôle de chantre ou de préchantre, devenu à peu près honorifique, s'est réduit progressivement pour ne consister qu'à indiquer ce qui devait être chanté, à entonner certaines pièces, à annoncer au célébrant, aux dignités ou aux chanoines, celles qu'ils devaient entonner. Ce rôle a existé au moins jusqu'à la fin du XXe siècle. Le chantre tenait lors des fêtes doubles, ou grands doubles, ''des bâtons d'argent terminés en forme de tau''<sup>[[#69]]</sup>. |
- | A Amiens, au XIII<sup>e</sup> siècle, le gouvernement des enfants de chœur, qui était attribué au Préchantre et au Chantre, était déchargé sur des ''procuratores'' . | + | A Amiens, au XIII<sup>e</sup> siècle, le gouvernement des enfants de chœur, qui était attribué au Préchantre et au Chantre, était déchargé sur des ''procuratores''<sup>[[#70]]</sup>. |
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+ | :<span style="color:#808080;"><span id="50">'''50'''. ''Le chantre dans l'école carolingienne, Pierre Riché, dans L'art du chantre carolingien, op. cité, p. 161.''</span> | ||
+ | :<span style="color:#808080;"><span id="51">'''51'''. ''Vie de s. Sévrin, éd. Ph. Regerat, Sources Chrétiennes 374, p. 297.''</span> | ||
+ | :<span style="color:#808080;"><span id="52">'''52'''. ''Isidore de Séville (~560 Carthagène – 636), religieux espagnol qui fut évêque métropolitain de Séville entre 601 et 636.''</span> | ||
+ | :<span style="color:#808080;"><span id="53">'''53'''. ''Le chantre dans l'école carolingienne, op. cité, p. 161.''</span> | ||
+ | :<span style="color:#808080;"><span id="54">'''54'''. ''Mansi, Hist. Conc. XIV, 237-240, Cf. G. Vecchi op. cit. p. 29. [Vecchi, "L'Ingegnamento e la pratica musicale nelle communita dei canonici" dans La Vita comune del clero nei XIe XII, Atti della prima Settimana internazionale di Studio, Mendola, 1959, vol II, Milan 1962, p. 28].''</span> | ||
+ | :<span style="color:#808080;"><span id="55">'''55'''. ''Le chantre dans l'école carolingienne, op. cité, p. 164.''</span> | ||
+ | :<span style="color:#808080;"><span id="56">'''56'''. ''L'image idéale du chantre carolingien, Jean-Yves Hameline, Le chantre dans l'école carolingienne, op. cité, p. 171.''</span> | ||
+ | :<span style="color:#808080;"><span id="57">'''57'''. Oblectamenta dulcedinis, ''n'évoque sans doute pas une "musique douce" ! ''Oblectamenta'' connote une sensation plaisante et surtout dégagée de toute contrainte. La fonction de "diversion heureuse" se retrouvera en partie dans les conceptions d'Amalaire, selon une vision cette fois toute eschatologique.''</span> | ||
+ | :<span style="color:#808080;"><span id="58">'''58'''. ''L'image idéale du chantre carolingien, op. cité, pp. 172-173.''</span> | ||
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+ | :<span style="color:#808080;"><span id="60">'''60'''. ''Dict. de L'Académie française, 1st Edition, 1694. On dit aussi boire comme un sonneur, de quelqu'un qui boit beaucoup, et jusqu'à s'enivrer.''</span> | ||
+ | :<span style="color:#808080;"><span id="61">'''61'''. ''Dict. critique de la langue française, Jean-François Féraud, Marseille, Mossy 1787-88.''</span> | ||
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+ | :<span style="color:#808080;"><span id="65">'''65'''. ''Saint Grégoire, dans MANSI, Concilia, tome X, c. 434.''</span> | ||
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+ | :<span style="color:#808080;"><span id="67">'''67'''. ''Les heuriers-matiniers de la cathédrale de Chartres jusqu'au XVIe siècle. Organisation liturgique et musicale, Goldine, Nicole, in Revue de musicologie, Tome LIV, 1968, n° 2.''</span> | ||
+ | :<span style="color:#808080;"><span id="68">'''68'''. ''Rabelais, François, Gargantua, ch. XXV.''</span> | ||
+ | :<span style="color:#808080;"><span id="69">'''69'''. Audition d'œuvres de musique sacrée des anciens Maîtres de Musique de la Cathédrale d'Amiens et autres Artistes picards, La Musique de la Cathédrale d'Amiens avant la Révolution, ''otice historique, Georges Durand, Société des Antiquaires de Picardie, Yvert & Tellier, Amiens, 1922, p. 49.''</span> | ||
+ | :<span style="color:#808080;"><span id="70">'''70'''. '''''Procuratores''' : terme romain employé dans le cas présent pour désigner un degré inférieur du service.''</span> |
Version du 21 juillet 2010 à 15:18
C'est en Espagne qu'apparaît pour la 1ère fois la notion de chantres dirigés, comme le dit l'inscription de Mertola, par un princeps#50. Dans la Vie de saint Séverin du VIe siècle, on parle également du primicerius cantorum de Naples#51.
Isidore de Séville#52 dans ses écrits énumère les qualités du cantor, qui doit avoir une voix chantante, douce, limpide, dans une mélodie appropriée à la sainte religion#53.
Il doit chanter avec humilité, chasteté, sobriété ; ses mélodies doivent amener le peuple à l'amour céleste non seulement par la sublimité des paroles mais par la suavité de la musique#54#55.
Cette conception… est réexprimée fortement dans les canons du concile d'Aix de 816, qui une fois encore s'en tient au lexique et à la phraséologie d'Augustin et d'Isidore : "…que la mélodie (des chantres) élève les âmes du peuple qui les entoure jusqu'à la remémoration (memoria) et l'amour des choses célestes, non seulement par la haute portée des mots, mais encore par la suavitas des intonations (tonorum) que l'on fait entendre.#56
Il convient donc que le cantor, comme l'ont enseigné les saints Pères, soit remarquable et distingué par la voix et par l'art, de manière à ce qu'il saisisse l'âme de ses auditeurs par une sorte de diversion heureuse…#57 La voix (du chantre) ne sera ni dure, ni enrouée, ni discordante, mais bien chantante, harmonieuse, claire et élevée, ayant une sonorité et une conduite mélodique en accord avec une religion sainte. Elle ne fera donc pas entendre un art de tragédien, mais un art qui dans sa modulatio même manifeste une simplicité chrétienne, qui ne sente pas la posture des musiciens ou l'art théâtral, mais qui exerce plutôt une véritable compunctio sur ses auditeurs#58.
Plus récemment, Jean-Yves Hameline précise à propos de la récitation des psaumes, qu'ils doivent être récités ni précipitamment (cursim), ni avec des voix élevées, désordonnées, mal dosées (intemperatis), mais d'une manière égale (plane), et distinctement, de sorte que l'esprit des récitants soit tranquillement nourri, et que les oreilles des auditeurs soient charmées de leur belle diction (pronuntiatio)."#59 C'est déjà tout un programme pour les Leçons des Ténèbres.
Il serait difficile de relever tous les textes concernant les chantres mais on peut noter déjà par ces quelques textes, l'importance du chantre dans le chapitre de la cathédrale et dans les cérémonies puisqu'il y participe largement.
Les chantres avaient aussi la réputation d'être des personnes un peu difficiles et gaies. On trouve, par exemple, les expressions boire comme un chantre#60, chantre de lutrin qui est un méchant musicien (A. Furetière, Dict. Universel 1690) ou mauvais musicien (J.F. Féraud, Dict. critique de la langue française, Marseille, Mossy 1787-8), ce chantre entonne mal dans le double sens d'un homme qui boit beaucoup#61 ou d'un chantre qui chante le commencement de quelque chose qui est continuë par d'autres#62. On appelle par raillerie ceux qui gagnent leur vie a chanter & à vendre de chansons au peuple, Chantres du Pont-neuf#63. Le dictionnaire de Trévoux#64 cite même l'expression Nouvelliste et fainéant sont deux mots aussi étroitement mariés que chantre et buveur.
Nicolas Boileau, dans Le Lutrin, Chant 2, ne disait-il pas lui-même :
- Le souper hors du chœur chasse les chapelains
- Et de Chantres buvants les cabarets sont pleins. (Chant second)
et Gantez dans la lettre IX à un confrère : Tachez de ne pas acquérir la réputation que beaucoup de chantres ont d'être sujet au vin, car encores qu'on die que tous les Musiciens sont des yvrongnes, sçachez aussi que tous les yvrongnes ne sont pas musiciens.
Son ouvrage est farci de citations et de constatations relevées sur le terrain de l'expérience. Ainsi, on trouve indifféremment : on disoit que bon médecin & bon theologien ne furent jamais bons chrétiens, maintenant on y adjouste les Musiciens, car par ma foy ils sont bien dévôts, mais on peut dire que c'est envers les pots, & qu'il sont plus zelez pour la dame que pour le Seigneur (Lettre XIII), à bouche fermé n'y entra jamais mouche & les Chantres ne la devroient jamais ouvrir que pour boire […] l'instrument de la langue est glissant, & apporte grand danger à ceux qui le meprisent, or les Musiciens l'ayant plus humide à cause de la boisson, l'ont plus glissante, & par conséquent plus dangereuse, c'est pourquoy la doyent plus retenir (Lettre XV), la difference qu'il y a entre un Chantre & un Jardin, c'est que pour arrouser un Jardin il faut de l'eau, mais pour un Chantre il est requis d'avoir du vin (Lettre XIX), et puis cet Air qu'il a fait sur le subjet :
- Mon premier dessein est d'abord que je m'esveille
- De crier à Catin
- De m'apporter du vin une pleine bouteille
- Pour boire le matin.
- Il ne m'arrive pas de sortir de ma couche
- Que dix verres de vin n'ayent lavé ma bouche. (Lettre XIX)
- Mon premier dessein est d'abord que je m'esveille
Cette réputation pittoresque était acquise depuis des lustres puisque le pape Grégoire, au synode romain de 595, relève l'absence de conciliation de la compétence technique avec la dignité apostolique. C'est la raison pour laquelle il décida de confier la fonction de chantre aux sous-diacres ou même [...] aux clercs inférieurs : voici longtemps qu'est apparue la coutume fort répréhensible de choisir certains clercs comme chantres au service du saint autel et de leur conférer le diaconat pour consacrer à l'art du chant ceux qu'il serait convenable d'appeler aux fonctions de la prédication et au soin des aumônes. De ce fait, il arrive qu'en recherchant de belles voix pour le service divin, on ne pense pas à rechercher des hommes dont la conduite soit bonne; il arrive que le chantre au service de l'autel irrite Dieu par sa manière de vivre, pendant qu'il charme le peuple par ses chants#65.
Cette image du chantre que nous conservons au travers des dictionnaires et des registres capitulaires laisse un petit goût amer de dégénérescence. A noter que le terme chantre a disparu des dictionnaires peu avant la Révolution française, le dictionnaire de Féraud#66 ne le mentionnant qu'à Chantrerie.
Il faut dire que la vie claustrale, imposée à ces clercs, qui n'avaient le plus souvent aucune vocation religieuse et avaient été choisis au hasard des villes et des campagnes avoisinantes pour la seule excellence de leur voix, explique assez bien ces attitudes#67. Ceci explique sans aucun doute cela.
Ceci se confirme par la bouche de François Rabelais qui a, comme chacun le sait, le verbe assez haut à une époque où le françois s'écrivait comme on l'entendait : En l'abbaye estoyt pour lors un moyne claustrier nommé frère Iean des Entommeures, ieune, guallant, frisque, dehayt, bien à dextre, hardy, adventureux deliberé, hault, maigre, bien fendu de gueule, bien advantagé en nez, beau despescheur d'heures beau debrideur de messes, pour tout dire, un vray moyne si oncques en feut depuys que le monde moyna. Icelluy entendent le bruyt que faisoyent les ennemys par le clos de leur vigne, sortit hors pour veoir ce qu'ilz faisoient. Et advisant qu'ilz vendangeoient leurs clous, on quel estoyt leur boyte de tout l'an fondée, s'en retourne au cueur de l'eglise ou estoient les aultres moynes tous estonnez comme fondeurs de cloches, lesquelz voyant chanter.
C'est, dist il, bien chien chanté.#68
Le rôle de chantre ou de préchantre, devenu à peu près honorifique, s'est réduit progressivement pour ne consister qu'à indiquer ce qui devait être chanté, à entonner certaines pièces, à annoncer au célébrant, aux dignités ou aux chanoines, celles qu'ils devaient entonner. Ce rôle a existé au moins jusqu'à la fin du XXe siècle. Le chantre tenait lors des fêtes doubles, ou grands doubles, des bâtons d'argent terminés en forme de tau#69.
A Amiens, au XIIIe siècle, le gouvernement des enfants de chœur, qui était attribué au Préchantre et au Chantre, était déchargé sur des procuratores#70.
- 50. Le chantre dans l'école carolingienne, Pierre Riché, dans L'art du chantre carolingien, op. cité, p. 161.
- 51. Vie de s. Sévrin, éd. Ph. Regerat, Sources Chrétiennes 374, p. 297.
- 52. Isidore de Séville (~560 Carthagène – 636), religieux espagnol qui fut évêque métropolitain de Séville entre 601 et 636.
- 53. Le chantre dans l'école carolingienne, op. cité, p. 161.
- 54. Mansi, Hist. Conc. XIV, 237-240, Cf. G. Vecchi op. cit. p. 29. [Vecchi, "L'Ingegnamento e la pratica musicale nelle communita dei canonici" dans La Vita comune del clero nei XIe XII, Atti della prima Settimana internazionale di Studio, Mendola, 1959, vol II, Milan 1962, p. 28].
- 55. Le chantre dans l'école carolingienne, op. cité, p. 164.
- 56. L'image idéale du chantre carolingien, Jean-Yves Hameline, Le chantre dans l'école carolingienne, op. cité, p. 171.
- 57. Oblectamenta dulcedinis, n'évoque sans doute pas une "musique douce" ! Oblectamenta connote une sensation plaisante et surtout dégagée de toute contrainte. La fonction de "diversion heureuse" se retrouvera en partie dans les conceptions d'Amalaire, selon une vision cette fois toute eschatologique.
- 58. L'image idéale du chantre carolingien, op. cité, pp. 172-173.
- 59. L'image idéale du chantre carolingien, p. 172.
- 60. Dict. de L'Académie française, 1st Edition, 1694. On dit aussi boire comme un sonneur, de quelqu'un qui boit beaucoup, et jusqu'à s'enivrer.
- 61. Dict. critique de la langue française, Jean-François Féraud, Marseille, Mossy 1787-88.
- 62. Dict. de L'Académie française, op. cité.
- 63. Dict. de L'Académie française, op. cité.
- 64. Dictionnaire universel françois & latin ou Dictionnaire de Trévoux publié par les Jésuites, 1704.
- 65. Saint Grégoire, dans MANSI, Concilia, tome X, c. 434.
- 66. Dictionnaire critique de la langue française, op. cité.
- 67. Les heuriers-matiniers de la cathédrale de Chartres jusqu'au XVIe siècle. Organisation liturgique et musicale, Goldine, Nicole, in Revue de musicologie, Tome LIV, 1968, n° 2.
- 68. Rabelais, François, Gargantua, ch. XXV.
- 69. Audition d'œuvres de musique sacrée des anciens Maîtres de Musique de la Cathédrale d'Amiens et autres Artistes picards, La Musique de la Cathédrale d'Amiens avant la Révolution, otice historique, Georges Durand, Société des Antiquaires de Picardie, Yvert & Tellier, Amiens, 1922, p. 49.
- 70. Procuratores : terme romain employé dans le cas présent pour désigner un degré inférieur du service.