Témoignages de musiciens et de voyageurs

De Lamentations de Jérémie.

Les témoignages concernant les Offices des Ténèbres sont suffisamment peu nombreux pour être portés à notre connaissance. Ceux qui suivent sont surtout le fait du XIXe siècle. On y retrouve quelques compositeurs comme Auguste-Louis Blondeau et Félix Mendelssohn mais surtout des voyageurs. La qualité de leurs déclarations est donc disparate mais elles permettent de donner une idée des cérémonies de la Semaine Sainte.

Ces témoignages relatent peu les matines sur un plan musical et insistent un peu trop sur l'aspect "folklorique" des processions, toujours impressionnant, certes, mais peu conformes à la liturgie.






Félix Mendelssohn en 1831. O N ne peut en dire autant de Félix Mendelssohn. Deux lettres de voyages donnent de nombreux détails sur le rite et les chants pratiqués, celles du 4 avril 1831, adressée à sa sœur Fanny, et du 16 juin 1831, envoyée à son professeur, Carl Friedrich Zelter. Après avoir indiqué qu'il avait participé à l'ensemble des cérémonies de la Semaine Sainte, du dimanche des Rameaux au dimanche de Pâques, il observe de son œil habitué à des cérémonies plutôt protestantes le rite catholique à la basilique Saint-Pierre de Rome : c'est beau à moi d'avoir pris la résolution d'écouter le tout avec le calme et le sang-froid d'un observateur. Il indique tout d'abord que le détail des cérémonies se trouve mentionné dans un livret qui contient la liturgie de la semaine expliqu[ant] la signification de toute la fête. Il y est dit "qu'on chante trois psaumes à chaque nocturne, parce que Jésus-Christ est mort pour les vierges, les femmes mariées et les veuves; et aussi à cause des trois lois : naturelle, écrite et évangélique ; [...] que les quinze cierges signifient les douze apôtres et les trois Maries," etc. Mendelssohn rappelle le déroulement du début de la cérémonie (antiennes, psaumes, etc.) puis aborde les lamentations proprement dites dans ces termes : Ensuite commence très-bas et andante la première lamentation de Jérémie en sol majeur. C'est une belle et sévère composition de Palestrina, et lorsqu'après les cris tumultueux des psaumes, on entend ce morceau composé sans basses, uniquement pour des hautes-contre solos et des ténors ; lorsque l'oreille est caressée par ces crescendo et ces decrescendo d'une si exquise délicatesse, que le son se dégrade insensiblement jusqu'à devenir imperceptible, et passe lentement d'un ton et d'un accord à l'autre, cela produit un effet ravissant. Mais il poursuit : Ce qu'il y a de fâcheux, c'est que les passages qu'ils chantent de la façon la plus émouvante, avec l'accent le plus religieux, et qui ont été évidemment composés avec le plus d'amour, se trouvent être précisément les titres des chapitres ou versets : Aleph, Beth, Gimmel, etc.; et que ce beau début, si beau qu'il semble descendre du ciel, porte justement sur ces mots: Incipit Lamentatio Jeremiae prophetae. Lectio I. Il y a là de quoi révolter un protestant, et, si l'on avait l'intention d'introduire ces chants dans nos églises, il me semble que cela rendrait la chose impossible. Qui pourrait en effet, quelque belle que soit la musique, se sentir pénétré de sentiments pieux en disant: "Chapitre premier ?" Mon livret dit à la vérité : En voyant le crucifiement prophétisé avec grande tristesse on chante également sur un ton très-lamentable Aleph et les autres mots semblables qui sont les lettres de l'alphabet hébreu, parce qu'on avait coutume de les mettre dans tous les chants de lamentation tels que celui-ci. Chaque lettre a en elle tout le sentiment du verset qui la suit et en est comme l'argument. Il rapporte plus loin qu'à chaque verset on éteint un cierge, de sorte qu'au bout d'une heure et demie, les quinze qui sont autour de l'autel ont cessé de brûler. Il n'en reste plus alors d'allumés que six grands au-dessus de la porte d'entrée [...] le chœur entier [...] entonne [...] le cantique de Zacharie [...] très-lentement et de la façon la plus solennelle, au milieu de ces quasi-ténèbres; alors les derniers cierges s'éteignent, le pape quitte son trône et se prosterne à genoux devant l'autel; tout le monde s'agenouille avec lui et dit ce qu'on appelle un Pater noster sub silentio [...]. Aussitôt après, le Miserere commence pianissimo. C'est pour moi le plus beau moment de toutes ces cérémonies... A propos du strepitum, Mendelssohn écrit ceci : tous les cardinaux se mettent à frapper des pieds tant qu'ils peuvent, et c'est la fin de la cérémonie. "Le tapage, dit mon livret, signifie que les Hébreux s'emparent du Christ avec un grand tumulte." C'est possible, mais cela ressemble exactement au piétinement du parterre quand le rideau ne se lève pas assez vite ou que la pièce lui a déplu. A part l'unanimité quant à l'action rituelle de l'extinction des cierges, on se perd en conjecture sur la justification du nombre de cierges et sur la signification du bruit provoqué à la fin des cérémonies. On se reportera à juste titre aux chapitres précédents qui traitent de ce sujet. Les Jésuites avaient également codifié le rituel religieux de la Semaine Sainte pour éviter certaines déviations. C'est ce que le R.P. Maggio, visiteur des collèges de la Compagnie, détermine très exactement dans un chapitre intitulé Circa cantum sacelli  : les trois lamentations seront chantées, ou à plusieurs voix sur une mélodie triste, avec les répons en chant grégorien, ou par un soliste en grégorien avec les répons en musique (ce qui pourra se faire aussi par les répons des leçons suivantes). Cet exposé était destiné au Collège de Clermont à Paris .

Le voyage du vicomte Louis de Bélizal en 1858 L E vicomte Louis de Bélizal, lors de son voyage en 1858, rappelle très brièvement le déroulement des cérémonies de l'Office des Ténèbres à Jérusalem. Il le fait en ces termes : … nous reprîmes nos places dans l'Eglise du Saint-Sépulcre pour l'office des ténèbres. Les psaumes retentirent entre le mont Sion et le Golgotha ; le roi prophète entrevoit le Messie étranger à ses frères et n'ayant que le fiel pour nourriture et le vinaigre pour breuvage. Mais laissons parler Jérémie ; mieux que nous il pourra dire, dans ses lamentations de la grande semaine, ce qu'est devenue Jérusalem : " Le Seigneur a tendu son arc et n'a rien épargné de ce qui était beau sous la tente de la ville de Sion ; cette tente, il l'a renversée comme un jardin qu'on détruit, il a démoli son tabernacle et livré à l'oubli les fêtes et les jours du Sabbat. Les vieillards de la fille de Sion se sont assis par terre et se sont tus ; ils ont couvert leur tête d'un cilice et les vierges de Jérusalem ont baissé le front. Ceux qui passaient ont sifflé et ont secoué la tête à l'aspect de Jérusalem ; est-ce là, disaient-ils, cette ville d'une beauté si parfaite et qui était la joie de toute la terre" . – L'orgue semblait emprunter à l'ange de Jérusalem sa voix plaintive et désolée pour rappeler, après le récit de chacune de ses douleurs, la ville malheureuse à son Seigneur et à son Dieu .

… et celui de l'abbé Victor-Alfred Dumax l'année suivante A Ujourd'hui, mon cher ami, à quatre heures de l'après midi, a commencé à la Sixtine, avec les ténèbres la série des offices des derniers jours de la grande semaine, connus plus spécialement, comme je vous l'ai dit ailleurs, sous le nom de Fonctions. Bien des fois naturellement, vous le supposez, j'avais assisté à l'office des ténèbres, dans nos églises de France, mais jamais je n'avais aussi bien compris que ce sont les funérailles même de Jésus-Christ, dont l'Eglise entend célébrer le douloureux souvenir. Quel deuil ! quelle tristesse ! que de larmes dans toutes les prières et dans toutes le voix ! Ainsi qu'il est d'usage dans les cérémonies de deuils, les cardinaux étaient revêtus de la soutane et de la cappa violettes ; le Pape ne portait qu'une mitre en drap d'argent, et l'on apercevait une étole violette sous son vaste manteau de serge rouge. Les six torches qui brûlaient sur lautel étaient en cire jaune, comme aux offices de requiem. Dans le sanctuaire, au coin de l'épître, apparaissait le mystérieux candélabre, dont le sommet triangulaire était garni des quinze cierges que l'on devait voir s'éteindre les uns après les autres, à la fin des psaumes. Une foule nombreuse se pressait aux portes et dans les tribunes. Chaque année, la Fonction de ténèbres attire une affluence considérable. Il n'est aucun étranger qui ne veuille entendre les magnifiques chants des lamentations, après les psaumes du premier nocturne, et ceux du Miserere qui terminent la cérémonie. Je voudrais pouvoir, mon cher ami, vous exprimer tout ce qu'il y a d'harmonie, de beauté, d'accords entraînants dans le chant des lamentations, d'ailleurs si celèbre, et dont certainement vous n'êtes pas sans avoir entendu parler. Je n'entreprendrai point cette tâche. Ce sont là de ces choses que l'on sent, mais qui ne peuvent se traduire en paroles. Je me contente de vous déclarer que tout ce que l'on a pu raconter de la composition de cette musique religieuse, due au célèbre Grégoire Allégri, et de la manière dont elle est exécutée à la chapelle Sixtine, est au-dessous de la vérité. Il est impossible d'entendre ces chants si pathétiques et si pleins de larmes, et de ne pas se sentir soi-même les yeux humides. C'est ce que m'ont avoué plusieurs personnes, qui semblaient cependant ne leur prêter qu'une attention toute profane. Pour ceux-là donc qui les ont écoutés en rapprochant des mélodies de la musique le sens si touchant des paroles, je puis affirmer que les émotions que se sont succédé dans leur âme sont au-dessus de toute expression. […] Durant le cours de l'office, tous les cierges du triangle avaient été successivement éteints, un seul excepté, que l'on avait porté derrière l'autel ; les torches de la balustrade, puis celles de l'autel avaient été aussi éteintes : ainsi la chapelle était dans une obscurité presque complète. Cette demi-nuit mystérieuses aidait l'âme à savourer les suaves impressions quelle ressentait comme malgré elle, et auxquelles elle se trouvait heureuse de s'abandonner. Comme à Paris, la fin de la fonction fut notifiée à tous les assistants par un bruit confus qui se fit entendre dans le sanctuaire . Dès que l'on eut replacé sur l'autel l'unique lumière conservée, le Pape se retira avec sa suite. Je ne m'empressai point de sortir ; ainsi qu'il arrive après une triste cérémonie de funérailles, j'avais besoins de silence et de paix... Adieu, mon cher ami ; demain et après-demain, j'assisterai encore à l'office des Ténèbres, mais je ne vous en entretiendrai pas davantage.

La Semaine sainte de Celler en 1863 L Ors de son voyage qu'il fit à Rome, en 1863, à l'occasion de la Semaine sainte, et spécialement pour elle, Ludovic Celler relate en quelques pages ses impressions qu'il consigne dans une série consacrée au Tour du monde. Dès les premières pages, il indique qu'il n'est ici [à Rome] que pour la Semaine sainte et qu'il ne s'occupera pas d'autre chose. Il ajoute : Je me suis renseigné sur les précautions à prendre. Il faut, pour les dames, des billets de tribune, dits billets d'ambassade, qu'on trouve chez les banquiers et dont les ambassades manquent généralement quand les jours saints sont proches ; les dames doivent être vêtues en noir, en cheveux, avec un voile sur la tête : les hommes, en noir, en habit, gants blancs, tenue de noce ou d'enterrement […] Il est nécessaire d'acheter un Diaro Romano ou almanach… indiquant l'ordre et l'heure des cérémonies. Cette réflexion préfigure déjà une grande affluence et un spectacle hors du commun. Vient ensuite le déroulement des cérémonies du Mercredi saint : Assister aux Ténèbres du Vatican est une véritable campagne, et toutes les organisations ne sont pas capables de supporter une semblable fatigue. Mais procédons par ordre. Comme les Ténèbres de la Sixtine ne commençaient que vers quatre heures de l'après-midi, j'employai ma matinée à me renseigner sur ce que c'était que Ténèbres et sur la musique que l'on y exécute. […] On doit bien distinguer les psaumes, les leçons, les antiennes, les répons et les lamentations […] Les leçons se rapprochent un peu des psaumes ; c'est une lecture de texte sacré, sur un seul ton, généralement d'un mouvement plus vif que les psaumes ; la fin de chaque période est modulée, et selon le caractère et le sens de la phrase, la cadence est différente; elle affecte une allure affirmative, négative, interrogative, marquée par une forme musicale traditionnelle. […] Le texte [des lamentations] est le plus souvent celui de Jérémie ; et […] les lamentations sont ordinairement, à la Sixtine, en musique moderne, et par ce mot j'entends la musique de l'époque de Palestrina. Une des choses les plus curieuses de ces lamentations, c'est que les chanteurs chantent, comme paroles du texte, le titre des chapitres et les numéros des versets. Un des grands caractères qui distinguent aussi les variétés de cette musique de la Sixtine, c'est la manière dont la phrase finale est écrite ; il faut bien distinguer sur quel degré se fait la cadence. Souvent la forme de cette cadence ne cadre pas avec les habitudes de nos oreilles remplies par la sonorité moderne, et, de cette éducation que chacun reçoit à son insu, vient en grande partie le peu de sympathie de la majorité du public pour cette musique du plain-chant. Celler n'était venu à Rome que pour écouter le Miserere d'Allegri : mais à Ténèbres, le public ne voit guère qu'une chose, n'attend qu'une chose : le Miserere, qui s'exécute à la fin ; or, avant le Miserere, il y a toujours trois psaumes avec trois antiennes, des leçons, trois lamentations avec répons ; puis le Benedictus et le Christus factus est. Les personnes qui n'ont pas étudié cette musique religieuse ont la tête très-fatiguée par cette longue série de morceaux appartenant à un système musical en dehors de leurs habitudes. Mais il regrette de ne pouvoir se diviser en plusieurs morceaux intelligents pour assister en même temps à plusieurs cérémonies ; ainsi aujourd'hui, il y avait ténèbres à Saint-Pierre en même temps qu'à la Sixtine. Je remis Saint-Pierre à vendredi, et vers trois heures je me dirigeai vers le Vatican. Et tout au long de son récit, toujours cette description obsessionnelle du spectacle qui se présente à lui : sur la route, j'étais dépassé par les voitures des hauts personnages en tenue de gala; les carrosses sont rouges et or, richement décorés; les glaces en sont grandes et laissent apercevoir au dedans les cardinaux en grand costume ; avec eux, se tiennent leur secrétaire et leur caudataire […] Ensuite, il se rend à Ténèbres : tous les bancs sont combles, la Sixtine est relativement petite et ne peut suffire à contenir tous les voyageurs, qui tous veulent entendre le Miserere. La foule est si compacte au dedans de la chapelle que des généraux en grand uniforme, des fonctionnaires connus, dont les places sont gardées réglementairement, aiment mieux renoncer à gagner leurs bancs que de traverser l'épaisse cohue qui oppose à toute invasion une force d'inertie invincible. […] Le moment du Miserere approchait et la Sixtine, à peine éclairée, avait un aspect des plus mystérieux. Ce fut dans cette penombre que commença le Miserere d'Allegri, composition renommée, et dont le sentiment dramatique, sans être pour nous aussi puissant que certaines œuvres modernes […], est très-imposant. Je n'ai pas trouvé l'exécution aussi remarquable que je m'y attendais ; mais, dans la chaleur épouvantable, au milieu de laquelle les chanteurs de la chapelle papale faisaient entendre leurs voix, était-il possible qu'ils réussissent mieux ? L'effet, au reste, est très-beau ; mais il ne vient pas de la musique seule ; le cadre de la chapelle, la situation, et jusqu'à l'attente qui a précédé, tout donne à la musique une grande importance et augmente l'impression de ce morceau célèbre, qui a résisté à plus de deux siècles écoulés ; depuis qu'il a été écrit, il a toujours été exécuté une fois chaque année, dans l'un des trois jours ; mercredi, jeudi ou vendredi de la Semaine sainte. […] Son récit se poursuit avec son assitance aux Ténèbres de Saint-Pierre, le Vendredi saint : les Ténèbres, qui commençaient à la chapelle dite des chanoines, avaient attiré beaucoup de monde ; il était impossible de pénétrer dans la chapelle même ; la grille qui la sépare du bas-côté de la Basilique avait été faussée par les efforts des voyageurs qui cherchaient à entrer afin de mieux entendre. Il est vrai qu'entendre était difficile ; et cependant, si chacun l'eût voulu, les, chœurs de la chapelle de Saint-Pierre auraient pu aisément être entendus de l'autre côté de la Basilique ; il eût fallu pour cela, du silence, de la tenue et du recueillement. […] Je réussis à pénétrer dans la foule qui obstruait la grille de la chapelle des chanoines, et j'écoutai pendant quelque temps l'exécution des Lamentations ; je ne pus malheureusement y demeurer aussi longtemps que je l'aurais désiré ; la chaleur y était réellement intolérable ; je pus néanmoins me rendre compte de la manière dont aujourd'hui la chapelle de Saint-Pierre exécute cette musique. Chaque lamentation était divisée en deux parties ; la première dite par un soprano (du moins dans celle que j'ai entendue), était une phrase à longues notes tenues ; c'était une sorte de récitatif déclamé, sur un mouvement d'une lenteur extrême ; on est surtout étonné de la manière dont les chanteurs prolongent le son qu'ils ont émis, l'enflant, le diminuant, le renflant à volonté, et cela, sans que l'on puisse comprendre comment des poitrines humaines peuvent soutenir, sans reprendre leur respiration, une note ainsi filée. On donne de ce fait une explication trop longue à reproduire ici. Après cette première partie ainsi débitée par une seule voix, vient une seconde dite par le chœur ; c'est alors une phrase dans le style de Palestrina, fuguée, bien d'aplomb, rhythmée, et qui fait opposition complète avec la première partie. Celle-ci peut appartenir à la tonalité moderne, mais je crois qu'elle doit être écrite en plain-chant, et elle est, selon moi, beaucoup plus remarquable comme expression que la partie fuguée qui la suit. […] Puis il finit ses observations du vendredi par cette remarque : comme l'ancienne fête de Longchamps en France, les trois jours de Ténèbres sont, à Rome, une occasion de pèlerinage et en même temps de distraction mondaine ; le voyageur est surpris de l'animation passagère que prennent alors les quartiers réservés à la population romaine, si tranquilles d'ordinaire. Au fond, c'est comme si on se posait la question de savoir si la musique est religieuse ou non.

… et d'un autre l'année suivante H Ippolyte Taine dans son Voyage en Italie (1864) est plutôt critique sur le cérémonial de la Semaine Sainte qui lui semble ampoulé et suranné. Voici ce qu'il rapporte : Au fond de l'église, derrière le grand baldaquin de bronze, on démêle les génuflexions, les postures, tous les restes des anciennes cérémonies symboliques, si peu appropriées au temps présent. Et puis, un peu plus loin : Les gens causent, se saluent, se promènent comme dans un foyer d'opéra. Voilà ce qui reste des glorieuses pompes qui au temps de Boniface VII attiraient les pèlerins par centaines de mille : une décoration qui n'est plus qu'une décoration, une cérémonie vide, un sujet d'étude pour les archéologues, de tableaux pour les artistes, de curiosité pour les gens du monde, un amas de rites… Mercredi, Miserere, à la Sixtine. Trois heures debout, et tous les hommes sont debout. Les deux premières heures se passent, quelques-uns n'y tiennent plus et s'en vont. Tous les corps sont serrés comme dans un étau. Les visages jaunissent, rougissent, se griment ; on pense aux damnés de Michel-Ange. Les pieds rentrent dans les mollets, les cuisses dans les hanches, les reins sont courbaturés ; heureux qui trouve une colonne ! S'il n'aborde pas ensuite les Matines, Taine évoque les Laudes avec le célèbre Miserere. Cela vaut toutes les douleurs de genoux et de reins qu'on a subies. L'étrangeté est extrême; il y a des accords prolongés qui semblent faux et tendent l'ouïe par une sensation pareille à celle que laisse dans la bouche un fruit acide. Point de chant net et de mélodie rythmée ; ce sont des mélanges et des croisements, de longues tenues, des voix vagues et plaintives qui ressemblent aux douceurs d'une harpe éolienne, aux lamentations aiguës du vent dans les arbres, aux innombrables bruits douloureux et charmants de la nature. […] Cette musique est infiniment résignée et touchante, bien plus triste qu'aucune œuvre moderne; elle sort d'une âme féminine et religieuse […] Il faut à tout prix entendre le Miserere de demain. L'un est de Palestrina, l'autre d'Allegri. Jeudi. Ces Miserere sont en dehors et peut-être au-delà de toute musique que j'aie jamais écouté : on n'imagine pas avant de les connaître tant de douceur et de mélancolie, d'étrangeté et de sublimité. Trois points sont saillants. - Les dissonances sont prodiguées, quelquefois jusqu'à produire ce que notre oreille, habituée aux sensations agréables, appelle aujourd'hui de fausses notes. - Les parties sont extraordinairement multipliées, en sorte que le même accord peut renfermer trois ou quatre consonnances et deux ou trois dissonances, se démembrer et se recomposer par portions et incessamment; à chaque instant, une voix se détache par un thème propre, et le faisceau semble s'éparpiller, si bien que l'harmonie totale semble un effet du hasard, comme le sourd et flottant concert des bruits de la campagne. - Le ton continu est celui d'une oraison extatique et plaintive qui persévère ou reprend sans jamais se lasser, en dehors de tout chant symétrique et de tout rythme vulgaire : aspiration infatigable du cœur gémissant, qui ne peut et ne veut se reposer qu'en Dieu, élancements toujours renouvelés des âmes captives toujours rabattues par leur poids natal vers la terre, soupirs prolongés d'une infinité de malheureux tendres et aimants qui ne se découragent pas d'adorer et d'implorer. Le spectacle est aussi admirable pour les yeux que pour les oreilles. Les cierges s'éteignent un à un, le vestibule noircit, les grandes figures des fresques se meuvent obscurément dans l'ombre. […] Vendredi. Troisième Miserere, un peu inférieur aux précédents, et de plus aujourd'hui la chapelle Pauline, n'ayant pas son illumination, est ridicule ; on découvre que les colonnes d'azur et la plupart des dorures n'étaient que des trompe-l'œil.

Le témoignage d'Henri Durant en 1869 L Ors d'un de ses déplacements en Italie, Henri Durant , architecte, témoigne dans un cours opuscule des cérémonies de La Semaine Sainte à Rome en 1869. Il introduit son récit par une observation sans doute justement réfléchie par rapport sans doute aux cérémonies parisiennes. Parmi les cérémonies si nombreuses et si diverses, absurdes ou raisonnables, frivoles ou majestueuses, dont toutes les religions se sont toujours entourées pour former en quelque sorte leur partie matérielle, certes, il n'en est point qui agissent aussi puissamment sur l'esprit des masses et l'impressionnent d'une manière aussi vive que les cérémonies du culte catholique. Plus loin, il précise que ces cérémonies sont celles de la Semaine Sainte. Tout ce que la dévotion sait inventer de plus attachant, tout ce qu'il est possible de déployer de luxe et de richesse, d'abaissement d'abord, et ensuite de majesté, tout ce qui doit agir en même temps et sur les yeux et sur le cœur, tout est mis en usage par le souverain pontife et le sacré collége, pour célébrer dignement ce mystère d'ineffable amour, où un Dieu fait homme se résigne aux outrages les plus sanglants et à la mort la plus ignominieuse pour racheter l'homme qui l'a trahi, pour expier une faite qu'il n'a pas commise. Henri Durant précise également l'importance des cérémonies qui se déroulent au cours de la Semaine Sainte, la Santa, comme disent les Italiens dans leur dévôt enthousiasme, qui appelle chaque année dans la ville éternelle une foule immense d'étrangers de tout rang, de tout sexe et de tout âge, qui viennent de toutes les parties de l'Italie, de l'Europe et du monde, assister à ce spectacle imposant et unique… Bien entendu, tout au long de son récit, c'est l'ensemble des cérémonies de la Semaine Sainte qu'il dévoile. Plus précisément, au sujet des Ténèbres, il note en ces termes : le Mercredi Saint est arrivé ; déjà un voile funèbre est étendu sur la ville, et la période douloureuse des souffrances du Christ est ouverte. Dans toutes les églises, l'office des Ténèbres fait résonner sa triste et lugubre psalmodie, et le soir, quand le soleil a disparu, comme trop éclatant pour éclairer cette scène de deuil, la foule gravit le magnifique escalier du Vatican et vient attendre dans le vestibule qui précède la chapelle Sixtine que les portes du sanctuaire lui soient ouvertes. Elles roulent enfin sur leurs gonds d'airain, et toutes les places de l'auguste oratoire sont bientôt envahies. Étrangers ou Romains, princes ou sujets, dévots ou curieux, incrédules ou fidèles, ignorants ou artistes, tous, dans une sainte égalité, que la religion approuve et consacre, s'avancent, se pressent, avides de tout entendre et de tout voir. Le Pape, pontife vénérable, entouré de tous ses cardinaux, vieillards courbés sous le poids des années et de la science, est placé sous un dais de velours appuyé contre la paroi gauche de cette chapelle, vaste comme une église ; vis-à-vis et à côté du grand autel, le triangle funèbre laisse scintiller les pâles lumières de ses treize cierges de cire jaune, qui l'une après l'autre, lentement, s'éteignent avec la dernière strophe de chaque lamentation du prophète, murmurée à voix basse et en intonations monotones qui en augmentent la désolante expression. Le dernier cierge, le treizième, brûle seul au sommet du candélabre symbolique, et sa lueur blafarde éclaire à peine l'enceinte sacrée et seulement assez pour en laisser voir la mystérieuse et mélancolique obscurité… Les deux jours suivants, Henri Durant ne relève pas de commentaires, sans doute en raison de la similitude des événements, et s'attache plus particulièrement au lavement des pieds du Jeudi Saint, à la célébration majestueuse à Saint-Pierre de Rome le Vendredi Saint et à Saint-Jean de Latran, premier temple de la catholicité, le Samedi Saint, pour terminer son récit sur le Jour de Pâques. On pourra relever sur la description qui est faite des cérémonies du Mercredi Saint, que les lamentations sont soit parlées soit chantées sur le tonus lamentationum.

Le voyage de Renouard en 1880 P

Aul Renouard, dessinateur et peintre, lors de son voyage qu'il fit à Rome vers la fin des années 1880 , raconte au travers de son séjour ce que sont d'après lui les Ténèbres, mais au travers de ce récit, parvient à nous convaincre d'une époque révolue et d'une autre à faire. L'office du Mercredi Saint, célébré jadis pendant la nuit, forme une partie de la liturgie du lendemain et en a conservé le nom vulgaire de Ténèbres. Les Italiens en ont donné cette belle définition : "Uffizio di lutto, e come la representasione dei funerali del Redentore"… Tout est triste et sombre, comme à des funérailles. A la Sixtine, où toutes les bougies de l'autel et de la balustrade étaient de couleur jaune où, dans le Sanctuaire, du côté de l'Épître, se dressait, avec ses quinze cierges jaunes, le grand chandelier de bronze triangulaire, la Hercia, dont un cierge devait à la fin de chaque psaume être éteint par le maître des cérémonies, l'autel, surmonté d'un dais de velours violet, avait son retable couvert d'un voile de même couleur… La cérémonie prenait un caractère tout étrange et mystérieux quand, dans la chapelle envahie par la nuit, les cierges de la Hercia, l'un après l'autre, s'éteignaient, symbolisant chacun des patriarches et des prophètes dont la mission d'annoncement est accomplie par le psaume récité, et dont la lumière n'y survit point ; durant que l'on chantait le cantique de Zaccharie, le père de Jean, le précurseur, les cierges de l'autel s'éteignaient eux aussi, et seul sur la Hercia, le plus grand cierge, symbole du Sauveur, brillait, moins comme une lumière que comme une étoile ! Ce cierge même, le cérémoniaire le prenait ; pendant le chant de l'antienne qui se répète après. le cantique, il le tenait appuyé sur l'autel, puis il partait, et sans l'éteindre, le cachait derrière l'autel. L'oraison qui suit le Miserere étant achevée, après ces mots : Qui Tecum vivit, un des maîtres des cérémonies frappait la terre avec une baguette noire, et sur ce signal, tous les assistants s'empressaient à faire du bruit "cum manu vel alio quodam modo", ainsi que dit Guillaume Durand, évêque de Mende, l'auteur du Rationale divinorum officiorum. Le bruit ne cessait que lorsque le cierge conservé derrière l'autel reparaissait et que cette lumière nouvelle annonçait que l'office était terminé… Sauf le cadre incomparable et ces détails d'ornements qu'on a notés, cet office du Mercredi Saint est familier à tous les catholiques, mais ce qui était incomparable à la Sixtine, c'était le chant, ce chant étrange et unique que l'on retrouvé à la chapelle cardinalice de Sainte-Marie-Majeure. Il est vrai que le cadre n'est plus le même, que la pompe est moindre, que, dans l'immense basilique, le recueillement s'affaiblit, qu'on vient là plus au spectacle qu'à l'office ; que, sur les chaises disposées pour les membres du Corps diplomatique, prennent place plus de ministres accrédités près le roi d'Italie que de ministres accrédités près le Pape ; que, sauf l'ambassadeur d'Espagne, témoin obligé des cérémonies, puisque le roi d'Espagne est ici chanoine d'honneur, comme le roi de France l'était à Saint-Jean-de-Latran, la plupart de ceux qui envahissent les places réservées, hommes et femmes, appartiennent à ce public bigarré qui joue les ambassadeurs dans les environs du Quirinal et qui, y trouvant les plaisirs un peu rares, se rejette sans façon sur les plaisirs du Vatican, mais c'est ainsi et, de même qu'il nourrit les pauvres du roi d'Italie, le Pape est, paraît-il, chargé d'amuser ses invités. 1890, c'est aussi la grande époque d'Alessandro Moreschi, le célèbre soprano, sopraniste comme on dit aujourd'hui. Paul Renouard rapporte des propos de MM. de Goncourt qu'il ne saurait essayer après eux de mieux traduire... "Les voix ne cessaient pas, disent-ils, des voix d'airain, des voix qui jetaient sur les versets le bruit sourd de la terre sur un cercueil, des voix d'un tendre aigu, des voix de cristal qui se brisaient, des voix qui s'enflaient d'un ruisseau de larmes, des voix qui s'envolaient l'une autour de l'autre, des voix dolentes où montait et descendait une plainte chevrotante, des voix pathétiques, des voix de supplication adorante qu'emportait l'ouragan du plain-chant, des voix tressaillantes dans des vocalises de sanglots, des voix dont le vif élancement retombait tout à coup à un abîme de silence d'où rejaillissaient aussitôt d'autres voix sonores, des voix étranges et troublantes, des voix flûtées et mouillées, des voix entre l'enfant et la femme, des voix d'hommes féminisés, des voix d'un enrouement que ferait dans un gosier une mue angélique, des voix neutres et sans sexe, des voix vierges et martyres, des voix fragiles et poignantes attaquant les nerfs avec l'imprévu et l'anti-naturel du soli." Puis plus loin, pour la journée du Jeudi Saint, il décrit un autre tableau qui se finit par un ton moralisateur qu'on pourrait appliquer encore aujourd'hui : vers cinq heures, le beau monde revient à Saint-Pierre, il y a corso et les gens de bon ton s'y promènent. On s'y rencontre, on s'y salue, on y bavarde, on y a sa société, son monde, ses attentifs ; on y remarque les toilettes, toutes noires, mais où l'on sait mieux encore se distinguer. Il y a des Anglais qui se poussent dans la chapelle des Chanoines où l'on chante Ténèbres, mais il n'est pas de bon ton de s'y faire voir. On n'élève pas la voix ; mais sur toute cette foule causante plane un bruit confus, comme un ronronnement perdu sous l'immensité des voûtes, dans l'immensité de la Basilique. Il n'y a point que des noirs pour être là. L'idée de respecter au moins saint Pierre n'est point venue à la nouvelle Cour... La piété des gens d'une certaine classe, à Rome, va chaque jour diminuant. Elle était d'extérieur, d'obligation et d'ambition, elle demeure encore d'usage, mais seulement pour des pratiques point gênantes et où il ne faille point s'absorber. On en donne à Dieu pour ce qu'il rapporte, et comme il ne rapporte guère, on lui donne peu.

Le témoignage de Lucie Félix-Faure D E son côté, Lucie Félix-Faure , fille de l'ancien président de la République du même nom, femme de lettres et critique de son temps donne une description très littéraire de son voyage à Jérusalem en 1894 : Mille et une fois, on l’a dit, ce qu’elle exprime, cette nature, c’est une consternation immense, une gigantesque terreur. Les monts dressent leurs sommets chauves et ridés comme des fronts de prophètes captifs, et leurs ondulations se suivent ainsi que les versets majestueux de la poésie biblique, les lamentations d’un Jérémie qui ne trouverait plus de larmes à répandre, les ayant toutes épuisées. Les torrents sont plus secs que les yeux de Dante alors qu’ils ne savaient pleurer, et le bâillement des vallées profondes s’ouvre comme pour implorer une seule goutte de rosée .

Ces quelques témoignages, en faisant abstraction de quelques situations épisodiques, permettent de relever qu'au XIXe siècle, ces témoignages étant tous de ce siècle, on attachait encore beaucoup d'importance aux cérémonies de la Semaine Sainte.

Quelques témoignages plus récents Au Canada, la Semaine Sainte obtenait une attention toute particulière au Collège Sacré-Cœur de Saraquet au Nouveau-Brunswick. Un témoignage de 1949 d'un Père de la Congrégation de Sainte-Croix, un Eudiste, rapportait les propos suivants : Je me rappelle pourtant l'exclamation d'un jeune qui en est à sa première année de collège : "Ce n'est pas comme chez nous, les offices, c'est bien plus beau ici !" Le chant si dramatique de la Passion, l'office des Ténèbres, avec son symbolisme si saisissant et le chant des Lamentations, tout était nouveau pour l'élève, tout l'avait intéressé, et d'autres avec lui... Un liturgiste pieux et zélé expliquait chaque matin aux plus jeunes, l'office du jour, et les cérémonies mieux comprises, étaient mieux suivies." Aux Etats-Unis, à l'église traditionaliste de la Confraternity of Ss. Peter & Paul , les Ténèbres continuent à être célébrées en suivant la Bulle de Saint Pie X, Divino Afflatu de novembre 1911. En Grande-Bretagne, en avril 2004, le Temple Church, église anglicane de Londres, affiche clairement le programme de ses activités musicales (extraits) : • Palm Sunday : Lamentations (v. 1:1 à 3) de Alfonson Ferrabosco ; • Maundy Thursday : Introït : O vos omnes (v. 1:12) de Giovanni Croce ; • Good Friday : Choral Mattins and Sung Litany : Introït : O vos omnes (v. 1:12) de Giovanni Croce ; Lamentations II de Thomas Tallis. Il faut dire aussi que cette église entretient une school-education of choristers pour ses programmes de plain-chant ou polyphoniques liturgiques. A Jérusalem, l'histoire des communautés chrétiennes, et leur diversité , commence dès le début de notre ère avec Jésus-Christ. Les célébrations de l'Église catholique couvrent tout l'espace des lieux saints, lieux authentiques, et les sept jours de la Grande Semaine, puisque c'est ainsi qu'on l'appelle à Jérusalem. Elles donnent ainsi une revitalisation prégnante du souvenir de la passion de Jésus- Christ. Quand les franciscains eurent voulu adopter la réforme liturgique de Vatican II, à cause des autres communautés religieuses locales, ils ont été dans l'obligation de demander une dérogation pour continuer à célébrer avec le rite prévatican. Il aurait été très délicat de défaire le quadrillage serré des célébrations des six communautés présentes dont le Statu quo des Lieux Saints a été arrêté par un décret civil turc en date du 8 février 1852 entériné par le traité de Paris (1856), celui de Berlin (1878), par la Société des Nations (1922) et les Nations Unies (Corpus separatum, Résolution 181 du 27 Novembre 1947), même si ce décret crée une situation à l'avantage de l'Église orthodoxe grecque. Ainsi, les Ténèbres des jours du Triduum sacrum, au Saint-Sépulchre , sont officiées par le patriarche à 15 heures. Dans la tradition romaine, on est à mi-chemin entre les matines et les nocturnes.

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