Les Offices des Ténèbres après la grande époque

De Lamentations de Jérémie.

L ne faut pas s'étonner si la musique régresse quant à la qualité à partir de la deuxième partie du XVIIIe siècle. Légèreté puis révolution des mœurs, déchristianisation, décadence artistique, c'est peut-être tout cela à la fois. Mais la raison se trouve sans doute ailleurs. Le grand motet serait l'une des raisons à l'origine de cette évolution française. Lully, Charpentier, De Lalande, Rameau ont préféré les prières para-liturgiques à celles du Saint-Sacrifice. Ne serait-ce pas là la véritable raison que les Concerts spirituels ont fini de consacrer en détachant la musique religieuse des lieux où habituellement elle est chantée ? Et puis survient la Révolution et sa période de Terreur. 1789, après une période noire pour la communauté religieuse dont le vide soudain est comblé par un succédané grotesque de religion, un long travail de reconstitution tente de réparer les dégradations considérables, matérielles et morales, touchant également les missels et livres de chant. L'Église n'a plus de ressources financières propres. Le 23 Fructidor an IX (10 Septembre 1801), Napoléon Bonaparte et Pie VII signent un Concordat à Paris. Ce texte, qui déclare la religion catholique "religion de la grande majorité des citoyens français", abolit la loi de 1795 séparant l'Église de l'État (laissant subsister le principe de la laïcité de l'État affirmé par la loi du 3 ventôse an III). Dans ce nouveau climat, les reconstitutions délicates du XIXe siècle des activités capitulaires réactivent petit à petit les psallettes mais sans parvenir à l'aura prérévolutionnaire. Cette fois-ci très librement, les compositeurs se remettent à écrire mais ils ne sont plus à la charge des Chapitres. Pierre Voillemont (1750-1814), maître de musique de la psallette de la collégiale Saint-Etienne à Troyes en 1771, puis de celle de la cathédrale d'Angers en 1776, prête le serment civique exigé du clergé et entend témoigner à ses concitoyens combien la gloire de la République le touche et l'anime , devient secrétaire du District d'Angers en 1795, citoyen actif, se marie, etc. Il dirige en 1807 pour le 15 août, jour de la saint Napoléon, à la cathédrale un Te Deum et deux motets (F-RS) à grand orchestre dont les textes pour l'un des motets, bien que latins et tirés des livres de l'Ecriture mais pas particulièrement adressés à la gloire de Marie , laisse songeur. En voici un extrait tiré du livre de Jérémie (Ch. 3) : Changez vos cris plaintifs en des chants de victoire Séchez vos pleurs, mères de nos guerriers... Chantez le Dieu de l'univers. Mais heureusement, les jugements flatteurs portés sur son œuvre par ses contemporains angevins restent localisés car la Gazette Musicale écrit vers 1835 qu'il est un homme de talent, mais dont les productions furent toujours empreintes du mauvais goût qui dominait dans les maîtrises de province à la fin du XVIIIe siècle . Toutefois, les papes qui se sont succédés entre 1823 et 1939 (Léon XII, Pie VIII , Grégoire XVI, Pie IX, Léon XIII, saint Pie X et Pie XI adoptèrent tous la même attitude au sujet de la musique sacrée en affirmant qu'Il ne s'agit pas… de formuler des lois esthétiques ou techniques concernant la musique, mais l'intention de l'Eglise est de protéger celle-ci contre tout ce qui pourrait la rendre moins digne ; elle est appelée en effet à rendre service dans une matière aussi importante que le culte divin, et précise que le musicien doit suivre l'élan de son amour pour Dieu et fasse religieusement usage des forces que Dieu lui a concédées, qu'il s'efforce d'exprimer par les couleurs, les lignes, les sons et les chants les vérités qu'il croit qu'il professe, et cela d'une manière si juste et si agréable que cet exercice sacré soit pour lui-même comme un acte de religion . Au cours du XIXe, les compositeurs réunissent à partir des textes du XVe, les événements relatés dans les Evangiles pour tirer une nouvelle matière musicale, rappelant les oratorios, matière ayant pour thème Les Sept Dernières Paroles du Christ en Croix, non s'en mêler souvent d'autres textes que l'on retrouve dans la Semaine Sainte, répons O vos omnes, et dans le Stabat Mater par exemple. Cette nouvelle forme musicale reste malgré tout isolée même si encore on rencontre des compositions contemporaines. Elle n'a jamais et ne remplacera sans doute jamais les Lamentations de Jérémie. A une interrogation, à la fin du XIXe siècle, sur ce qu'il y avait de mieux à entendre à Rome sur un plan musical (opéra, musique de chambre ou symphonique, etc.), Franz Liszt répondit : Rien de tout cela. Ce genre de musique peut être entendu partout ailleurs, et mieux. Musicalement, il est ici une chose unique et incomparable : les Ténèbres dans les grandes basiliques.

Une préoccupation permanente du respect du sacré et un retour aux sources L Es déviations musicales prennent progressivement le pas au cours du XIXe siècle (mais comment délimiter un périmètre artistique !) puisque le Pape Pie X publie le Motu proprio le 22 novembre 1903 (Motu Proprio, Tra le sollecitudini del sumo Pontífice Pío X sur la Música sagrada) qui souligne la partie intégrante de la liturgie solennelle, qui est la gloire de Dieu et la sanctification et l'édification des fidèles et qui déclare dans son 1er alinéa le maintien et la promotion de la dignité de la maison de Dieu où se célèbrent les saints mystères de la religion, et donne des directives pour relever l'altération du goût ou dénoncer l'influence d'un art profane et théâtral. La musique sacrée doit être sainte en elle-même et dans la façon dont les exécutants la présentent. Elle doit être un art véritable, s'il en était autrement elle ne pourrait avoir sur les auditeurs l'influence heureuse que l'Église entend exercer en l'admettant dans sa liturgie. Elle doit être universelle même s'il est permis à chaque nation d'adopter [...] des formes particulières . Ce discours sera constamment relayé au cours du XXe d'abord par la Congrégation des rites, ensuite par les évêques, par le pape Pie XII en 1947 dans la Lettre encyclique Mediator Dei du 20 novembre 1947 et l'encyclique Musicæ sacræ du 25 décembre 1955, et enfin par le Concile Vatican II. La Lettre apostolique Rubricarum instructum du pape Jean XXIII de juillet 1960 institue de larges coupes sombres dans certaines parties liturgiques et, pour ce qui concerne les leçons des Ténèbres : • la réduction de Matines à trois leçons : l'Archevêque Vintimille de Paris, un sympathisant janséniste, dans sa réforme du Bréviaire en 1736, a ramené l'Office pendant la plupart des jours à trois leçons, pour le rendre plus court ; ceci signifie la suppression d'un tiers des Lectures, deux tiers de la vie des saints et de la totalité des commentaires des pères d'église sur les Ecritures ; • la réforme des Jeudi, Vendredi et Samedi saints ; ceci s'est produit également en 1736, avec le Bréviaire de Vintimille (une action très grave, et ce qui est plus, le plus pénible pour le piety du fidèle, a dit Dom Gueranger.). Deux ans après, un nouveau Concile est réuni en 1962 avec des applications cette fois-ci fâcheuses mais non prévues pour le latin qui en fait les frais . Est-ce le résultat d'une mauvaise lecture ou d'une interprétation abusive rattachée à la promotion de la participation active des fidèles qui ne peut ni ne doit chanter le latin ? La Semaine Religieuse d'Angers n'écrivait-il pas : Le latin, voilà l'ennemi (René Logeais, ancien petit maîtrisien d'Angers). Cette affirmation est pourtant en nette contradiction avec la décision de la conférence épiscopale française qui avait voté pour le maintien du Kyriale en latin et ce, en accord avec la 1ère Constitution du Vatican II : la musique sacrée est un trésor d'une valeur inestimable qui l'emporte sur les autres arts, du fait surtout que, chant sacré lié aux paroles, il fait partie nécessaire ou intégrante de la liturgie solennelle . Les autres genres de musique sacrée, mais surtout la polyphonie, ne sont nullement exclus de la célébration des offices divins, pourvu qu'ils s'accordent avec l'esprit de l'action liturgique . On sent bien comme un tiraillement entre l'exploitation du patrimoine passée, généralement bien connu de l'assemblée, et l'adoption d'un répertoire en devenir, totalement à écrire. Beaucoup plus récemment, Jean-Paul II confirme en 2001 la place de la musique sacrée dans la liturgie catholique : A vous, professeurs et élèves [de l'Institut pontifical de musique sacrée], il est demandé de valoriser au mieux vos dons artistiques, en conservant et en promouvant l'étude et la pratique de la musique et du chant dans les milieux et à travers les instruments que le Concile Vatican II a indiqués comme privilégiés : le chant grégorien, la polyphonie sacrée, et l'orgue . Il ne masque pas, dit-il, les difficultés dues (il en est sûr) non pas à Vatican II proprement dit, mais aux interprétations hâtives qui ont foisonné par la suite. Dans son ouvrage, le chanoine Poirier a bien raison de poser très clairement la question : Une maîtrise peut-elle tenir son rôle et enseigner honnêtement la musique religieuse à ses élèves en ignorant les pièces de tous pays composées sur paroles latines ? Elle renoncerait aux 9/10èmes des chefs-d'œuvre composés pour l'office . Ces propos sont relayés par Joachim Havard de la Montagne , maître de chapelle de l'église de la Madeleine, lorsqu'il se pose la question de la disparition des maîtres de chapelle qui se fait rare de nos jours. L'espèce se fait rare, surtout en France, plus rare encore depuis les réformes intervenues dans la liturgie catholique, réformes mal comprises, mal interprétées souvent volontairement par un clergé totalement incompétent. On retrouva certaines idéologies envahissant le domaine de la musique sacrée : celle-ci est classée au rang des trésors incompréhensibles aux oreilles du peuple (que l'on sous-estime évidemment et que l'on se refuse dès lors à éduquer), trésors aussi faisant tâche dans une église qui se veut l'église des pauvres et des prolétaires, étant entendu que ceux-ci seulement peuvent être de vrais chrétiens. Comme le dit l’abbé Gresland à propos de l'abandon du chant grégorien, véritable réquisitoire pour la vraie musique sacrée, pour ce qui est des paroles des nouveaux cantiques, on a proposé un chant dit populaire en langue vulgaire. Mais suffit-il de prier en français pour que les foules retrouvent le sens de Dieu ? Certainement non. La liturgie moderniste, en voulant imposer la langue vulgaire, sous prétexte de faire comprendre, a supprimé le mystère et le sens du sacré. La pauvreté de l’inspiration a engendré le plus souvent des fadaises, des textes niais ou insipides, ou même dont on se demande ce qu’ils veulent dire. Mais certains cantiques expriment une nouvelle théologie, dégoulinante d’humanisme, voire carrément révolutionnaire. Les nouveaux chants exaspéraient beaucoup de fidèles : On nous oblige à chanter ou à écouter des cantiques imbéciles, disait André Charlier. La banalité des textes n’a d’égale que la médiocrité de la musique. Dans ce domaine, les catholiques ont eu droit aux mélodies à l’eau de rose ou sirupeuses, comme celles du Père Gélineau, ou à une musique informe, bricolée par des amateurs. Nous laissons, bien entendu, la responsabilité de ces propos à leurs auteurs. Mais il est certain que nous vivons depuis Vatican II un flottement avec une musique en reconstruction. Il faudra du temps. Maintenant, ce sont les concerts et autres spectacles qui prennent le relais pour redonner, d'ailleurs très souvent dans les églises et cathédrales, les œuvres polyphoniques du patrimoine artistique religieux. Alors, nous voyons, ici ou là, à l'appui des concerts dans les églises ou les théâtres, des reconstitutions toujours entachées d'erreur des cérémonies des Leçons des Ténèbres. Des cierges sont parfois allumés. Seuls les artistes bénéficient d'une lumière pour suivre la partition. Quelquefois même, on va même jusqu'à éteindre des cierges après une Leçon (et non après un psaume comme c'est prévu par le cérémonial). Ces concerts, sortis du contexte, en imitant ou en rappelant les rites ecclésiastiques, même s'ils se déroulent dans les églises, sont une véritable singerie de la liturgie et un véritable outrage au caractère original purement religieux . Et ces Lamentations sont chantées quelquefois au moment de la Semaine Sainte, mais le plus souvent à n'importe quelle période de l'année, dans le cadre d'un festival (Semana de Música Religiosa de Cuenca pour une intégrale de l'Officium Hebdomadae Sanctae de Tomás Luis de Victoria, Revivance du Patrimoine en pays Luynois pour Les Lamentations de Jérémie le Prophète de Bernard Ycart et d'Alexandre Agricola par exemple) ou de concerts (les Concerts Parisiens pour les Leçons de Ténèbres de Marc-Antoine Charpentier ou François Couperin par exemple). Le spectacle est dans la salle, mais plus dans les églises. C'est ce qu'a fait le russe Anatoli Vassiliev, en mettant en scène les Lamentations de Jérémie, avec la musique d'un autre russe, Vladimir Martinov, représentation d'une heure quarante-cinq minutes chantée en slavon par des acteurs revêtus de costumes religieux, au théâtre École d'Art Dramatique de Moscou, en 1996 (qui obtiendra le Prix National de Théâtre de la Russie et Masque d'Or). Ce spectacle sera repris au Festival d'Avignon l'année suivante. Jean-Pierre Leonardini, dans l'Humanité du 15 juillet 1997, ne se pose-t-il pas la question de savoir si le théâtre vient du sacré, l'exposition d'un rituel du théâtre ? Oui, à condition qu'un subtil décalage laisse du jour entre les formes [exprimées]. Mais le plus inattendu nous attend peut-être avec l'introduction de la musique populaire pour en faire une musique religieuse. N'a-t-on pas condamné en son temps les Kyriales basés sur des chants populaires (messes La Bataille, Sur le Pont d'Avignon, L'Homme armé, M'amie un jour, O gente brunette, Malheur me bat, Bergerette savoyenne, Tant plus je mets, De mes ennuys, Je n'ay dueul, Pourquoy non, Se la face ay pâle et bien d'autres encore) ! Alors, face à une telle dévastation du chant sacré, pourquoi pas une Lamentation sur du rap comme celle-ci :

5:1 Hé toi, grand frère Éternel, regard' nous ! Vis' où on est planqué ! 5:2 C'est la dèch', nos appart' sans déconnés sont payés à des fonboux, à des bourges ; on n'est pas des clandos mais ils nous mett'nt la carott' ; ces gens-là ont plus de vice que l'dealer d' ma rue. 5:3 Nous sommes sans un, sans patrie, et nos femelles sont comm' des veuves ou des cegars. 5:4 On casqu' notr' teillebou à grands coups de tunes, et on s'chauff' comm' on peut sans neuthu ; j'ai trop l'sème. 5:5 La loi, on s'en cogn', ell' nous persécut' ; on est nas', chiré, ratissé, assommé, dans la zermi ; tout déferlor'. 5:6 On a tendu la pogne sans rien mouf'ter, pour vivr' la vie des babtous, mais ils sont imbitables, c'est galèr', c'est lassedeg, on a foiré. 5:7 Nos pères ont été cons de se ram'ner ici, ils ne sont plus ; et nous, on est comm' des bolos, on pein' comm' eux avant, dans l'deblé. 5:8 Des salauds nous minent, nous dominent, nous taxent, nous filent des mandales, et personne ne nous donn' la pogne ; tout le mond' se vesqui. 5:9 On boulott', on trafiqu', on nesbi, on y paum' notr' peau, on est peac' mais sans espoir, sans av'nir, on n' peut pas s'arracher ; c'est nimportenawaque, je m'fais yèche. 5:10 Notr' rac' fait fissa par la violenc' de notre faim de respirer, de vivre. 5:11 Vous avez maté nos meufs dans vos putains de villes ; elles sont à walpé. 5:12 Nos chefs ont été chopés par les babylons, et les yeuves ont été tatanés graves. 5:13 Notr' race port' le poids, et nos zyvas plient sous les beign's. 5:14 Les darons n'sont plus aux lourdes ; on a zébai notre zicmu. 5:15 De nos cœurs, la joie a cessé, nos raps sont des raps de crevé. 5:16 On s'est banané. Malheur à nous ! C'te latche qu'on a parc' qu'on a été blaireaux, baltringues ! 5:17 Je n'pipeaute pas, c'est votr' faute si notr' rac' crèv', c'est pour ça qu'on mat' bézef. 5:18 C'est à cause de notr' cité, on y lanc' des pavasses, et qui est maintenant écartée, tellement que les keufs, les keumés, les babtous, les pailles, les zombos ne s'y raboul' plus. 5:19 Mais toi, grand frère Éternel ! Tu es toujours avec nous, et ton trône, personn' n'ira te l'chouraver. 5:20 Pourquoi nous lâches-tu aux mains d'ces bouffons, pourquoi nous saques-tu ? 5:21 Fais-nous rentrer dans ton cœur, grand frère Éternel, et nous serons avec toi ! Fil'-nous les joies comm' avant ! Qu'on n' morfl' plus. 5:22 Nous aurais-tu lourdés ? Serais-tu zéref contre nous à l'excès ? On reste dans le ton. Mais avec le XXe siècle, comme l'écrit Jacques Viret, la tendance dispersive ou extravertie de la musique moderne s'oppose à la concentration introspective, contemplative, unitive, de la monodie modale .

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