Les Ténèbres de l'Évangéliaire de l'abbaye de Weissenau (ant. au XIe siècle)

De Lamentations de Jérémie.

Version du 22 juillet 2010 à 10:47 par Jeremy (discuter | contributions)
(diff) ← Version précédente | Voir la version courante (diff) | Version suivante → (diff)

Figurant au catalogue de la Bibliothèque du Musée Thomas Dobrée de Nantes, le ms.2 est un Évangéliaire dont seul l'Évangile selon Saint Luc avec commentaires est retranscrit. A la fin de cet ouvrage, figure sur 4 pages, ffo 86-87, des Leçons de Ténèbres avec notation neumatique. Il provient de l'abbaye de Weissenau, Augia Minor, au diocèse de Constance (Souabe).

Selon l'abbé G. Durville#2, c'est une grande curiosité de ce volume que de trouver après le texte de l'Évangile, dans les fos 86 et 87, les Lamentations de Jérémie avec la notation musicale par neumes, usitée avant celle que Guy d'Arezzo inventa vers 1020. Ces Lamentations commencent par le prologue de Jérémie Et factus est#3, et non par l'annonce Incipit lamentatio en usage habituellement. Les acrostiches sont notés comme le texte, mais la notation ne s'étend ni au prologue, ni à la prière de Jérémie. Le texte des lamentations n'est pas coupé par la terminaison tirée du Livre du prophète Osée.

Cet abbé évalue la contemporanéité de ce ms, voire son antériorité, à l'époque où Guy d'Arezzo inventa la nouvelle notation musicale, du moins à celle où cette réforme fut introduite dans le pays où il a été écrit : peut-être ne faudrait-il pas, estime-t-il, en reculer la composition après le XIe s.

Le texte repris en notation est le suivant :

  • Introduction reprenant le texte biblique. Le prologue précède le 1er v. dans la Vulgata Clementina#4 mais ne figure pas du tout dans la Vulgate#5 et la Nova Vulgata#6.
  • 1er jour, 1ère leçon : v. 1:1 à 1:5
  • 1er jour, 2ème leçon : v. 1:6 à 1:10
  • 1er jour, 3ème leçon : v. 1:15 à 1:21
  • 2ème jour, 1ère leçon : v. 2:8 à 2:11
  • 2ème jour, 2ème leçon : v. 2:12 à 2:18
  • 2ème jour, 3ème leçon : v. 3:1 à 3:12
  • 3ème jour, 1ère leçon : v. 3:22 à 3:30
  • 3ème jour, 2ème leçon : v. 4:1 à 4:10
  • 3ème jour, 3ème leçon : v. 5:1 à 5:22

Bien que le texte se succède sans divisions, le découpage en leçons a pu être restitué grâce au retrait en marge de la 1ère lettre de la leçon (la disposition des lettres sur le facsimilé pourtant en blanc et noir suggère ces lettres en couleur !) :

  • 1er jour : 1. Et factum est…, Aleph Quomodo sedet sola…, 2. Vav Et egressus est…, 3. Samech Abstulit omnes… ;
  • 2ème jour : Heth Cogitavit Dominus…, Lamed Matribus suis…, Aleph Ego vir videns… ;
  • 3ème jour : Heth Misericordiae Domini..., Aleph Quomodo obscuratum est..., Recordare Domine…

Concernant le Recordare, la 1ère lettre n'a pas été peinte mais son emplacement a été réservé. S'agit-il d'un oubli ? Elle apparaît donc ici en gris clair.



Les neumes surmontant le texte, donc figurant en interligne, sont des signes toniques adaptés à l'écriture musicale et disposés en groupes d'après des combinaisons multiples. On ne se lancera pas dans la théorie de la création des neumes, mais pour simplifier, disons qu'ils furent dans un premier temps un aide-mémoire ou une méthode de formation ou de transmission.

Quelles significations peut-on donner aux neumes utilisés ?

Tout d'abord, signalons l'absence d'indication tonale pourtant déjà en usage dès la fin du VIIIe siècle. Le repérage va donc s'avérer délicat. Ensuite, il faut éliminer le "bruitage" du document c'est-à-dire les taches et les reports de la page en vis-à-vis voire la transparence du parchemin utilisé et la qualité de l'encre qui peut traverser ledit parchemin. Enfin, il faut faire la part des choses entre les neumes et les abréviations manuscrites (puis plus tard typographiques) figurant au-dessus des syllabes (voir figure A).

La 1ère ligne de l'exemple ci-dessus concerne un acrostiche et permet de découvrir un neume isolé et un groupe de neumes formant un mélisme :

Cette ligne commence par un point qui peut désigner une note située au-dessous du demi-ton comme c'est le cas dans des mss plus tardifs comme ceux de la région de Limoges puis du Portugal, un pes marquant un ton plus bas puis plus haut, ou tout simplement un punctum. Puis suit un groupe de neumes comprenant encore un point précédant un groupe composé d'un quilisma à trois boucles désignant soit un intervalle de deux tons soit un intervalle d'un ton suivi d'un ½ ton, d'un climacus, à nouveau d'un quilisma et d'une forme spéciale de la clivis. Les autres acrostiches reprennent, à quelques exceptions, la même mélodie.

A l'analyse de cette 1ère phrase, on commence à prendre conscience que cette notation ne se raccroche pas pleinement à une école neumatique française, hispanique ou wisigothique, chaque ms conservant sa propre "personnalité". On sera donc tenté de se rapprocher de la conclusion de l'abbé Durville.

Le quilisma qui suit ce point peut se traiter sur une tierce majeure ou sur une tierce mineure donc, dans un hexacorde, respectivement par ut-ré-mi / fa-sol-la ou ré-mi-fa. S'agissant d'une lamentation, on préférera au ton très utilisé à l'époque de la Renaissance et à celle du Baroque, fa-sol-la, le 1er ton ecclésiastique soit ré-mi-fa (voir exemple de traduction, ci-après).

La ligne suivante comprend les neumes suivants :

Les virgas ne posent pas de problème. Par contre, on peut trouver curieux de voir des puncta disséminés tantôt sur des syllabes fortes (Quo-), tantôt sur des syllabes faibles (-det et -tas) ! La corde de recitation se devine assez bien, courant pour une leçon, mais que viennent faire ces points ! S'agirait-il d'une forme spécifique de flexa ? Ou au contraire, s'agirait-il de marquer les accents faibles pour clarifier la psalmodie du texte ! (Mais alors pourquoi sur la syllabe Quo-). Autre hypothèse : ces points marquent-ils un raccourcissement ou un rallongement du temps mais, dans ce cas, pourquoi viennent-ils en contradiction avec les accents forts et faibles du texte ! En l'absence de convergence entre ces hypothèses et le texte, les points seront arbitrairement traités comme des virgas.

La 3ème ligne se compose des neumes ci-après :

Intercalé entre les virgas, on trouve une clivis sur na de plena, clivis venant sans doute indiquer une flexa qui s'achève sur populo avant les ":" qui n'apparaissent pas dans le texte.

La 4ème ligne est semblable à la ligne précédente avec une flexa sur gentium et se présente comme suit :

Enfin, la dernière ligne du verset comprend la notation suivante :

On retrouve ici, les neumes déjà indiqués dans l'acrostiche et les versets mais sur le rum de provinciarum le chantre annonce déjà la terminatio par cette mediatio qui semble mal placé, car généralement elle se situe au milieu d'un verset, mais comme dans les lamentations, il y a généralement trois parties dans chaque verset, la mediatio anticipe de peu la terminatio sans flexa intermédiaire. C'est ici le cas avec un quilisma sur rum et un climacus sur l'antépénultième syllabe tri et non sur l'accent fort bu du dernier mot tributo !

L'ensemble des versets reprend une notation identique. On peut toutefois noter quelques variations sur les acrostiches, quelques-unes ayant un mélisme plus bref.

Il reste évidemment à traiter la hauteur des notes sur la portée alors qu'elle n'apparaît pas du tout dans le ms. Le début du verset doit-il commencer par un fa, et dans ce cas on tient la corde sur la même note, ou un comme dans les époques postérieures ? On pencherait plus volontiers pour la 2nde solution dans la mesure où le ré mi fa sur quomodo permettrait de "lancer" la psalmodie. Mais rien ne le prouve ! Ou alors, le principe était courant et suffisamment connu et les chantres ne prenaient pas la peine de le noter !


Retour au sommaire



2. Catalogue de la Bibliothèque du Musée Thomas Dobrée, T.1. Mss par l'abbé G. Durville, Nantes, Au musée Thomas Dobrée, Rue Jean V, 1901, p. 56.
3. Et factum est postquam in captivitatem ductus est Israël, et Hierusalem deserta est, sedit Hieremias flens, et plauxit lamentatione hac in Hierusalem et dixit: Après la déportation d'Israël et la dévastation de Jérusalem, Jérémie s'assit en pleurant et il fit cette lamentation.
4. La Vulgata Clementina (Vulgate clémentine) est une révision de la Vulgate (il existait alors plusieurs versions de la Vulgate), décidée lors du concile de Trente, réalisée sous les pontificats de Sixte V et Clément VIII, elle est achevée en 1592. Il s'agissait, face à la Réforme qui encourageait les traductions de la Bible dans toutes les langues, de réaffirmer que la seule Bible autorisée est la Bible latine.
5. La Vulgata (Vulgate) réalisée par Jérôme de Stridon (fin IVe - début Ve) a été traduite à partir de l'hébreu pour l'Ancien Testament. Originaire de Dalmatie (actuelle Bosnie) il s'est installé à Bethléem.
6. La Nova Vulgata (nouvelle Vulgate) est une nouvelle révision de la Vulgate. Décidée lors du concile de Vatican II, elle est achevée en 1979.

Outils personnels